Les libertés académiques et la nouvelle approche française du « séparatisme »

Dorénavant les libertés académiques s’exerceront dans le respect des valeurs de la République. Ou pas.

La France est depuis des mois fortement affaiblie par une crise sanitaire hors contrôle, par une crise économique qui ne cesse de s’approfondir, par une tension sociale qui semble impossible à gérer. L’assassinat barbare du professeur d’histoire Samuel Paty le 16 octobre en région parisienne et le meurtre de Vincent Loquès, Simone Barreto Silva, Nadine Devillers dans la basilique Notre-Dame de Nice le 29 octobre ont plongé maintenant le pays dans la terreur.

Face au désarroi provoqué par ces événements, la politique et le gouvernement français, au lieu de conduire l’effort d’élaboration collective du deuil, et d’assurer l’unité du pays, s’efforcent de museler toute tentative de réflexion collective et d’exploiter cette émotion nationale pour pointer du doigt le coupable – ou mieux encore, les coupables.

A entendre les discours prononcés ces dernières semaines par le gouvernement français, on pourrait penser qu’il existe deux types de responsables directs ou indirects de la résurgence du terrorisme : à l’extérieur, les puissances étrangères qui financent les mosquées et les organisations favorisant le séparatisme des communautés islamiques, et par conséquent – avec un glissement propre à la propagande macroniste – le terrorisme; en interne, les universitaires.

Il est vrai que les attentats d’octobre ont coïncidé avec les tensions qui se multiplient depuis des mois entre la France et la Turquie sur différents fronts : Syrie, Libye, Nagorno-Karabakh, et surtout en Méditerranée orientale. Et il est vrai que la relation entre les tensions internationales et la résurgence du terrorisme est à creuser. Toutefois, l’allusion à la relation entre le rôle des universitaires et les attentats est, à notre avis, indigne et instrumental, visant uniquement à délégitimer la catégorie des universitaires, engagés ces dernières semaines dans une lutte désespérée contre l’approbation d’une loi de programmation de la recherche, qui redéfinit de façon violente les modalité de financement et de gestion des projets de recherche, le statut, les prérogatives ainsi que la liberté et l’autonomie des enseignants chercheurs.

L’instrumentalisation de l’émotion.

« Un professeur est mort et on en fait porter la responsabilité à d’autres professeurs. » a écrit aujourd’hui le sociologue Eric Fassin, en faisant allusion à une longue série d’attaques qui se sont répétées ces derniers mois contre la communauté universitaire française coupable, selon Macron et collaborateurs d’une indulgence excessive face à “immigration, islam et intégration”.

“Je dois reprendre en main ces sujets”: a confié Emmanuel Macron il y a un an à la revue d’extrême droite Valeurs Actuelles. Quelques mois plus tard, en pleine lutte planétaire contre le racisme et les violences policières, Macron, scandalisé par le vent de révolte – et non par le racisme et les violences policières – explique au Monde qu:

« Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. ».

Le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer, auditionné en juin 2020 par la commission d’enquête du Sénat sur la radicalisation islamiste, avait évoqué, de son côté, « la perméabilité du monde universitaire avec des théories qui sont aux antipodes des valeurs de la République et de la laïcité », citant « les théories indigénistes ».

Quelques jours après l’homicide de Samuel Paty, lors d’une interview à Europe 1, le ministre a accusé les universitaires de “complicité intellectuelle avec le terrorisme”, ajoutant que “l’islamo-gauchisme fait des ravages àl’Université” “favorisant une idéologie qui mène au pire”. En s’expliquant avec le JDD, le 24 octobre, Blanquer a ensuite réitéré ces accusations en précisant: « Il y a un combat à mener contre une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles qui veulent essentialiser les communautés et les identités, aux antipodes du modèle républicain qui, lui, postule l’égalité entre les êtres humains, indépendamment de leurs caractéristiques d’origine, de sexe, de religion. C’est le terreau d’une fragmentation des sociétés qui converge avec le modèle islamique. »

Une loi darwinienne.

Ces accusations et ces ingérences ont provoqué de nombreuses réactions d’indignation, dont celle de la Conférence des présidents d’université. Pourtant, rien n’était suffisant. Vendredi soir, après l’engagement d’une procédure accélérée qui a effectivement muselé le débat, le Sénat a approuvé la loi de programmation de la recherche.

À bien des égards, il s’agit de l’énième banale réforme néolibérale, ou mieux ouvertement darwinienne, de l’université : précarisation du travail des enseignants, concentration des financements sur les pôles, et les individus, dits d’ « excellence », promotion de la compétition entre individus, entre institutions et entre pays, renforcement de la gestion managériale de la recherche, affaiblissement des structures nationales de garantie et, plus généralement, affaiblissement de l’autonomie de l’université.

Mais cette loi contient également un plan clair et effarant visant à redéfinir les rôles respectifs de la science et de la politique. A l’article de la loi actuellement en vigueur qui définissait de façon très efficace et élégante le sens de la liberté académique :

« Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité. »

il a été ajouté un amendement qui en limite la portée:

« Les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République ».

Cette phrase qui représente à elle seule un outrage aux principes de la séparation des pouvoirs et de la liberté académique a été ajouté avec une référence explicite aux événements de ces jours-ci:

« Le terrible drame survenu à Conflans-Sainte-Honorine montre plus que jamais la nécessité de préserver, au sein de la République, la liberté d’enseigner librement et de former les citoyens de demain », précise l’exposé des motifs. « Il s’agit, par cette disposition, d’inscrire dans la loi que ces valeurs, au premier rang desquelles la laïcité, constituent le socle sur lequel reposent les libertés académiques et le cadre dans lequel elles s’expriment ».

L’émotion engendrée par le meurtre de personnes innocentes a été donc bel et bien exploitée de façon indigne pour servir l’objectif anti-démocratique de limiter les libertés académiques et de placer les choix des sujets à étudier ainsi que de l’approche à adopter sous la surveillance aujourd’hui de la majorité présidentielle et demain qui sait.

Pour confirmer cette lecture des priorités de la majorité et les craintes qu’elle suscite, il y a quelques heures, Thierry Coulhon, conseiller du président de la République a été nommé, grâce à une “Blitzkrieg”, à la tête du collège du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres), l’instance députée à l’évaluation de la recherche

Des détails de cette loi, dont l’amendement sur les limites de la liberté de recherche peuvent encore changer dans la commission paritaire qui aura lieu le 9 novembre. le soutien des universitaires, des individus, des organisations, des revues savantes, à l’Appel solennel à la protection des droits universitaires et du droit à l’étude est aujourd’hui plus urgent et nécessaire que jamais.

DiEM25 défend la liberté de la recherche scientifique et son indépendance vis-à-vis de toute ingérence politique, affirme son soutien à la lutte des universitaires français, et invite à la signature de cet Appel à la protection des libertés académiques.

Paola Pietrandrea est professeur d’université franco-italienne, et membre du DSC Paix et Politique Internationale.

Cet article a initialement été publié sur OpenDemocracy. (article en anglais)

Crédit photo: PixaBay

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