Dans un contexte de dangereuse normalisation de la propagande et des faits alternatifs, nous devons faire attention à comment les mots sont utilisés.
Les mots sont perçus comme opposés à l’action, confinés au royaume du débat, et au terrain des philosophes et des oratrices et orateurs.
La phrase « ce ne sont que des mots » est généralement utilisée pour critiquer et diminuer (« c’est facile de parler », « que des mots, pas d’actes »). Mais comme l’atteste le mot « propagande », le pouvoir des mots comme incitatifs à l’action, et en ce sens même une forme d’action, est bien connu.
Le langage sert des fins diverses. C’est pourquoi, dans un contexte de normalisation des « faits alternatifs », c’est un défi que de rester vigilant à ces multiples usages dans l’ère du numérique. Surtout dans des sociétés de plus en plus inégales où les privilèges sont justifiés et détournés par les discours de relations publiques des entreprises.
Revoir le vocabulaire du « choix »
Donner l’illusion du choix par l’utilisation du langage du choix (« just do it ! / faites-le » ; « parce que vous le valez bien ») est désormais une stratégie bien rodée. Elle est déployée de manière tellement permanente par les intérêts de l’entreprise qu’elle est devenue aussi banale que l’air qu’on respire. Cela signifie également que son rôle de détournement de l’attention des contraintes structurelles qui empêchent l’exercice véritable du choix peut être difficile à percevoir (y compris alors que la survie de vastes pans de populations entières est de plus en plus en jeu).
Le langage de l’individualisme qui sous-tend la tradition politique occidentale continue d’être un cadeau aux intérêts des oligarchies rapaces. À la glorieuse époque actuelle du néolibéralisme, il a été déformé et exploité au-delà des intentions et des imaginations les plus folles d’Adam Smith et des penseurs des Lumières du XVIIIe siècle : « Si Voltaire devait réapparaître aujourd’hui, il serait scandalisé par les nouvelles structures qui (…) déforment les changements pour lesquels il s’est battu ».
Alors que la marge sur les choix économiques s’élargit de manière exponentielle pour les intérêts d’une minorité, elle n’est pas tant érodée que complètement dissoute pour d’innombrables populations du monde qui ne peuvent que « choisir » la subsistance. Et ce aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des sociétés ostensiblement avancées ou développées. La cooptation du langage qui entretient ces disparités grotesques demande davantage d’attention.
Le choix même des termes discrédite les politiques climatiques et environnementales.
Ce n’est pas uniquement la vie humaine qui est en jeu dans la désignation interne du langage par la commercialisation d’intérêts et d’industries de plusieurs millions de dollars. Tout comme les entreprises qui ont affiché sur leurs sites internet leur soutien au mouvement Black Lives Matter [Les vies des personnes noires comptent] continuent de priver les forces de travail sur lesquelles elles reposent de salaires décents et de conditions d’emploi sûres, l’UE utilise maintenant le langage du « Green Deal » (une cooptation décrite comme du « greenwashing ») pour détourner l’attention du fait que le travail continue comme si de rien n’était.
Le monde est littéralement en train de brûler pendant que les gouvernements, les organisations et les institutions (tout comme les campagnes marketing des corporations) fabriquent la linguistique de leurs opérations de relations publiques.
La familiarité du langage et des appellations qui sont cooptées (où se dissimulent les intérêts divergents qu’ils servent) est insidieuse. Ceci est particulièrement vrai lorsque les connotations progressistes initiales et originales du terme sont littéralement capitalisées au profit d’autres intérêts qui sont diamétralement opposés.
De la même manière, un langage neutre (par opposition à celui qui est ouvertement idéologique) est difficile à reconnaître comme problématique. La transformation des mots en armes peut être à ce point cachée qu’elle en devient à peine détectable. Ils servent souvent de couverture en utilisant certains termes qui continuent de rassurer alors même qu’ils font progresser les agendas oligarchiques et que nous sommes encouragés à regarder ailleurs.
L’usage des mots comme armes dans le style néolibéral
La sophistication trompeuse et simple de campagnes marketing bien financées n’est pas nouvelle. Tout comme l’inégalité économique (que « everybody knows [tout le monde connaît] » comme l’entonne Leonard Cohen dans une chanson désormais classique). Mais justement parce que c’est un cliché, « les riches s’enrichissent » peut contribuer à la résignation plutôt qu’aux mesures concertées nécessaires pour y répondre. Cela détourne également l’attention des politiques et des processus qui autorisent aujourd’hui l’escalade des disparités socio-économiques sans précédent.
L’usage du langage comme arme (et le potentiel activateur ou pacificateur de simples mots) est essentiel dans les mécanismes et les moyens par lesquels les intérêts sectoriels sont poursuivis au dépens du public qu’ils prétendent servir.
Ainsi, les mots deviennent des armes que nous devons reconnaître afin de pouvoir les intercepter. Notre époque mondialisée et digitalisée présente également des défis additionnels à ceux préfigurés par Lewis Carroll: « Lorsque j’utilise un mot, dit Humtpy Dumpty sur un ton relativement méprisant, cela signifie exactement ce que je choisis qu’il signifie. Ni plus ni moins. »
Le dicton de Marschall McLuhan selon lequel « le médium est le message » a de nouvelles implications dans le paysage médiatique actuel, de plus en plus polarisé, où s’est accrue la capacité des intérêts sectoriels et corporatistes à monopoliser les plateformes de communication. Through the Looking Glass [traduit De l’autre côté du miroir] se réfracte maintenant à travers de multiples angles:
“La question est,” dit Alice, “de savoir si vous pouvez donner aux mots des sens si variés”
“La question est,” dit Humpty Dumpty, “qui est le maître, c’est tout.”
En cette période d’austérité pour le plus grand nombre et de socialisme pour quelques uns, le langage des « gagnants et des perdants » (déterminé par des sociétés ostensiblement « libres » et « démocratiques ») a remplacé le langage des maîtres et des esclaves. Mais il n’a pas remplacé l’inégalité qui prolifère à des niveaux véritablement stupéfiants, et qui est soutenu à un degré significatif par les mots utilisés pour le décrire (c’est-à-dire le travestir).
Nouveaux mots, anciens mots, et le langage du pouvoir
De nouveaux mots, et de nouvelles applications des mots qui décrivent mais aussi obscurcissent l’exercice du pouvoir (comme « restitution » par exemple) sont en train d’entrer dans le discours public. « Dommage collatéral » (où « dommage » signifie blessure ou mort de civils et « collatéral » équivaut à êtres humains) est un terme devenu maintenant commun. On remarque, comme c’est le cas avec « restitution », que le terme est aseptisé, lavé de son impact émotionnel, et qu’ainsi il détourne l’attention de l’énormité de ce qu’il implique.
Des mots familiers comme « controverse » et « conspiration » peuvent également être utilisés de différentes façons et appliqués de sinistres manières. Par exemple, ce qui n’est plus étayé par des preuves peut être considéré comme controversé dans le but de défendre les intérêts des entreprises. Un premier exemple est celui des effets nocifs du tabagisme, lorsqu’il est devenu impossible de nier le lien avec le cancer du poumon. Plutôt que de se plier à l’évidence, l’industrie du tabac a sous-entendu que ce lien était douteux en le labellisant comme « controversé ». C’est le genre de stratégie qui devient maintenant un phénomène rampant. Le terme agnotologie a été inventé par Robert Proctor, professeur à l’université de Stanford, pour décrire exactement ces tentatives de semer la confusion et le doute dans le public.
L’utilisation du mot « conspiration » comme une accusation plutôt que comme une simple description, est également complexe et présente des enjeux élevés. En un sens il décrit des croyances et théories bizarres pour lesquelles il n’y a pas de fondement. Mais il peut aussi être utilisé comme stratégie de mise sous silence pour détourner l’attention d’activités qui pourraient sembler manquer de crédibilité mais qui pourtant se produisent et continuent de se produire. Comme l’a souligné Marshall McLuhan, « seuls les petits secrets ont besoin d’être protégés. Les grandes découvertes sont protégées par l’incrédulité du public ». Une distinction importante doit être faite entre des mouvements et des revendications qui sont fabriqués, et l’utilisation du mot « conspiration » pour passer sous silence des tentatives légitimes d’attirer l’attention sur les abus de pouvoir.
Davantage de mots auxquels prêter attention.
Il y a de nombreux autres mots et phrases que nous ne devrions pas laisser passer. Chomsky a prévenu, il y a des années, que les actions entreprisent dans « l’intérêt national » devraient attirer un regard aiguisé. De la même façon, les politiques actuelles prises au nom de « la santé publique » en raison du coronavirus ne devraient pas être prises pour argent comptant.
Des mots comme « souveraineté » et « terrorisme » devraient être examinés attentivement (le premier parce qu’il est souvent invoqué pour détourner le regard de violations des droits humains, et le second parce qu’il est appliqué de manière excessivement sélective). Nous devons nous souvenir qu’il existe un terrorisme d’État, qui est illustré aujourd’hui par les attaques, parrainées par les gouvernements, contre des manifestants pacifiques et dont nous sommes témoins dans différentes villes du monde.
Pourtant, le terme « terrorisme » est habituellement individualisé. Dans les sociétés occidentales le terme est aussi habituellement appliqué aux « fondamentalistes musulmans » plutôt qu’aux suprématistes blancs (qui sont souvent d’origine locale et qui sont décrits comme « les terroristes de la porte à côté » par le réalisateur américain de documentaires Michael Moore, dans un podcast en cours.
Le biais individualiste des sociétés occidentales (qui se reflète dans un langage qui détourne de facteurs structurels et du contexte et qui est l’héritage de la tradition occidentale elle-même) définit également ce qui est considéré comme violent en occident. C’est-à-dire, les actions d’un acteur individuel isolé (par exemple, l’homme avec une arme) plutôt que le produit de pratiques structurelles, systémiques et aussi linguistiques qui contiennent et perpétuent les inégalités sociales, politiques et économiques à grande échelle. La distinction en anglais entre « human » et « humane » [humain et humaniste] (termes qui sont souvent confondus et utilisés de manière interchangeable) doit également être maintenue.
Les mots que nous utilisons comptent, car ils structurent la façon dont on pense.
Dans son traité best-seller On Tyranny [traduit en français De la tyrannie : Vingt leçons du xxe siècle], Timothy Snyder note « le rétrécissement des vocabulaires, et les difficultés de pensée associées ». L’importance de la pensée critique en ce moment (de penser à travers des clichés et des slogans qui découragent l’attention qu’ils devraient attirer) ne peut être exagérée.
En réfléchissant aux horreurs du nazisme, Hannah Arendt a noté le manque de préparation mentale et conceptuelle pour des discussions à visée morale de la part de ceux dont on aurait pu l’attendre : « Nous avons dû tout apprendre en partant de zéro, à l’état brut, c’est-à-dire sans l’aide de catégories et de règles générales permettant de contenir nos expériences ».
Les intellectuels et politiciens des années 30 n’étaient pas mieux équipés que la population générale pour affronter les défis urgents de leur époque. Nous ne pouvons pas compter sur les autorités pour nous fournir les orientations ou les réponses dont nous avons besoin pour développer et aiguiser nos propres facultés critiques ; malgré tout, cela serait décourageant.
Surtout lorsqu’autant d’autorités sont elles-mêmes impliquées, si ce n’est à l’initiative, de ces mêmes politiques et actions qui doivent être critiquées.
En luttant contre les oligarchies actuelles, nous sommes en bonne compagnie.
Face aux parodies de justice actuelles (parmi lesquelles l’audience d’extradition du fondateur de Wikileaks, Julian Assange, est centrale), la reformulation du terme « juste nous » est frappante et pertinente. Des réponses fortes sont attendues; et comme le souligne Yanis Varoufakis, nous devons être aussi organisés que la droite oligarchique pour s’opposer aux intérêts considérables qui se dressent contre nous. Comme le note Ece Temelkuran dans How to lose a country [traduit en français Comment conduire un pays à sa perte]: « nous devons accepter le fait qu’il ne peut y avoir de compréhension sans action (à savoir une action politique) ».
Le dernier mot va au philosophe canadien et intellectuel public John Ralston Saul, qui avait déclaré sans équivoque il y a près de vingt ans, que Voltaire serait « outré » par ce qui est arrivé par la suite en son nom.
Ce sont des événements que nous pourrions bien voir atteindre un point culminant terrible dans la période actuelle : « Quant à ses descendants – nos élites dirigeantes – il refusera toute responsabilité légale et se mettra à les combattre, comme il a combattu autrefois les courtisans et les prêtres de l’Europe du XVIIIe siècle ».
Source de la photo: Digital Buggu de Pexels.
Traduit en français par Laura Schiavetta et Mathilde Dubosc.
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