Greenwashing d’entreprise : le cas de Shell

La société pétrolière et gazière anglo-néerlandaise, Royal Dutch Shell, a récemment fait les titres des journaux télévisés en raison d’un verdict de la cour de la Hague condamnant la société à réduire ses émissions de carbone de 45% par rapport au niveau de 2019 d’ici la fin de l’année 2030.

L’affaire est sans précédent. D’après Roger Cox, avocat de Friends of the Earth Netherlands [Amis de la terre, Pays-Bas], une des organisations qui a traîné Shell en justice, c’est « la première fois qu’un juge ordonne à une grande compagnie polluante de respecter les accords de Paris pour le climat ».

Cependant, bien que le verdict mérite d’être fêté, il vaut la peine de se demander si le fait de dire aux grandes compagnies de réduire leur empreinte écologique et de rendre leur portfolio eco-friendly est la meilleure chose à faire pour contrer la crise environnementale dont elles sont largement responsables ?

Au début de son livre « Énergie et Équité », le penseur autrichien Ivan Illich nous présente une thèse intéressante. Il affirme que l’idée d’une quantité massive d’énergie propre comme solution à notre problème (environnemental) est une erreur de jugement politique.

Selon lui, c’est une erreur parce qu’imaginer que la production d’énergie et la participation politique pourraient croître en parallèle est une illusion. C’est l’illusion fondamentale qui nous fait croire que la société industrialisée peut croître sans restrictions, tout en permettant à la fois sa participation démocratique.

À en croire Illich, au delà d’un certain seuil, « plus d’énergie signifie moins d’équité dans une société » principalement pour trois raisons : l’augmentation d’énergie complexifie le système à tel point qu’il a besoin de technocratie pour le gérer, la quantité d’énergie consommée dépend du statut social, et l’infrastructure nécessaire pour supporter l’augmentation d’énergie modifie de manière inégale l’environnement physique et social. 

Nous avons eu affaire à une illusion similaire lorsque les actionnaires de Shell ont voté (quelques jours avant le verdict en question) en faveur d’un vote consultatif sur sa Stratégie de Transition plutôt que pour un plan plus ambitieux présenté par le groupe vert des actionnaires « Follow this ». D’après la compagnie, sa stratégie traite de « comment nous allons mener la transition de façon rentable et dans la droite ligne de nos objectifs : générer le progrès conjointement avec des solutions énergétiques plus nombreuses et plus propres ».

Comme le défend Timothy Mitchell dans son livre La démocratie du carbone : le pouvoir politique à l’ère pétrolière, notre dépendance collective au pétrole a dessiné les mécanismes politiques que notre société a mis en place pour nous réguler. La dépendance au pétrole a dévalorisé la démocratie et notre capacité à affronter les problèmes qu’elle a créés. Donner aux actionnaires d’une multinationale le pouvoir d’être ceux qui ont le dernier mot sur des questions qui concernent le monde entier est sans l’ombre d’un doute non seulement un fantasme mais une subversion de la véritable démocratie.

La transition énergétique entrepreneuriale

Après plusieurs décennies à faire partie des entreprises les plus polluantes sur Terre, Shell a présenté en février sa Stratégie de Transition. Shell n’est pas la seule à avoir emprunté le tournant de la transition vers l’énergie verte. Dernièrement, nous avons vu de plus en plus de compagnies prendre la voie du greenwashing de projets comme partie prenante de l’émergence d’un régime de transition énergétique de l’entreprise. Comme l’explique le Transnational Institute, ce régime de transition énergétique de l’entreprise a trois caractéristiques principales. D’abord, il opère sous la direction d’un principe d’efficacité énergétique où l’objectif principal est d’émettre moins de gaz à effet de serre tout en maintenant voire en augmentant la production d’énergie.

Ensuite, dans ce régime, la plupart des éléments de transition (les machines, les projets, les régulations, la recherche etc.) sont contrôlés, détenus ou travaillent en faveur de multinationales. Enfin, le régime de transition énergétique des entreprises, gouverné par des technocrates élitistes, n’aborde pas la question de la distribution ou de l’accès à l’énergie des populations, ni la participation des citoyens aux processus décisionnels.

Le rapport sur la Stratégie de Transition de Shell décrit la voie de transition qu’elle entend suivre. Il indique que pour devenir un émetteur neutre de carbone d’ici 2050, l’un de ses objectifs doit être de développer ce qu’elle appelle des « solutions énergétiques à faible émission de carbone », jusqu’à produire huit fois plus de carburants à faible émission de carbone (biocarburants et hydrogène) qu’aujourd’hui.

L’accent mis sur les biocarburants pourrait toutefois s’avérer particulièrement problématique, en raison des coûts sociaux et environnementaux qu’une telle approche entraîne, notamment en ce qui concerne son impact sur l’utilisation des sols et sur la biodiversité. Deux exemples de ces impacts environnementaux peuvent être trouvés en Indonésie où « 80 pour cent de la forêt tropicale a déjà disparu, en grande partie à cause de l’exploration du bois et de l’expansion massive de l’huile de palme », et en Europe, où « la politique de l’Union européenne en matière de biocarburants a déclenché des investissements fonciers spéculatifs dans le secteur de l’huile de palme dans le monde entier ».

En outre, la « Stratégie de Transition » présentée par Shell est intrinsèquement non durable sur le plan environnemental, car « les terres et les eaux douces épuisées par l’agriculture industrielle et les plantations d’arbres, les écosystèmes biodiversifiés convertis en monocultures stériles et les forêts diversifiées exploitées pour la bioénergie ne se reconstitueront certainement pas dans le temps nécessaire à la consommation de l’énergie ainsi dérivée ». Elle risque également d’être destructrice pour les communautés vivant dans les zones où seront cultivées les monocultures destinées aux biocarburants. En fait, nous voyons déjà des communautés qui sont affectées par la ruée vers les terres induite par la forte demande de « terres vertes ».

Accaparement des terres et initiatives vertes

Sans une approche de justice environnementale, les personnes qui ont été affectées par les énergies non renouvelables risquent fort d’être affectées par les projets d’énergies renouvelables. Les recherches sur les zones de sacrifice vertes nous alertent sur les coûts sociaux et environnementaux des transitions énergétiques vertes qui ont déjà lieu. L’Atlas de la justice environnementale est également un outil important qui a permis de cartographier de nombreux endroits dans le monde où des conflits pour l’utilisation du territoire sont apparus entre les entreprises et les communautés où des projets d’énergie renouvelable sont mis en œuvre.

Un exemple de ce type de conflit se trouve dans l’État mexicain d’Oaxaca, où les sociétés transnationales construisent des dizaines de milliers d’éoliennes, et où « les citoyens locaux critiquent le fait que les sociétés et l’État mexicain ignorent les lois agraires et les droits des indigènes »

Une économie mondiale capitaliste qui connaît une croissance sans limite aura constamment besoin de plus d’énergie pour fonctionner. Shell promet qu’elle fournira une partie de cette énergie de manière plus propre en produisant huit fois plus de carburants à faible teneur en carbone. 

Cependant, la société anglo-néerlandaise n’aborde pas l’impact social ou environnemental potentiel d’un tel changement.

Selon un rapport de la société, la seule grande différence entre le nouveau plan présenté par Shell et son précédent scénario est l’utilisation d’une « intensification considérable des solutions fondées sur la nature », notamment la plantation d’arbres sur une « superficie approchant [en taille] celle du Brésil ». 

La production de biocarburants nécessite des quantités massives de terres pour répondre à la demande énergétique en constante augmentation. Ce besoin de terres dédiées à la production de bioénergie va accentuer la concurrence déjà conflictuelle pour les terres dans les zones rurales du monde. Selon Andrew Steer et Craig Hanson, « environ trois quarts des terres végétalisées de la planète sont déjà utilisées pour répondre aux besoins des populations en produits alimentaires et forestiers, et cette demande devrait augmenter de 70 % ou plus d’ici 2050 ». Ils ajoutent que, comme l’indique le World Resources Institute (WRI), « pour fournir seulement 10 % du carburant liquide nécessaire aux transports dans le monde en 2050, il faudrait près de 30 % de toute l’énergie contenue dans une année de cultures produites aujourd’hui dans le monde ».

Cela place le monde dans un scénario où la pression sur les terres pour les biocarburants pourrait augmenter le risque de processus d’accaparement des terres partout dans le monde. L’un des nombreux exemples est le cas de Kamara en Sierra Leone : « Kamara est l’un des milliers d’agriculteurs de Sierra Leone dont les terres ont été reprises par la société suisse Addax Bioenergy pour une plantation de canne à sucre de 10 000 hectares destinée à produire de l’éthanol pour l’exportation vers l’Europe ».

Nous entrons dans une ère de Green Grabbing [accaparement de la nature]. Une ère dans laquelle des sociétés transnationales comme Shell, dans le cadre de leur transition, vont commencer à faire pression sur les économies du Sud pour obtenir des quantités massives de terres pour leurs projets verts. Shell effectuera cette transition non seulement sans s’attaquer à sa dette écologique réelle envers les pays du Sud, mais en risquant fort de causer davantage de dommages aux écosystèmes et aux communautés de ces pays. Maintenant que Shell effectue sa « transition » vers les énergies renouvelables, qu’est-ce qui l’inciterait à se concentrer sur la dette écologique qu’elle a envers les populations du Sud ? 

L’idée qu’un groupe d’actionnaires d’une société énergétique puisse représenter les peuples du monde en décidant de l’avenir de la planète et que l’énergie verte n’ait pas d’impact social et écologique sont des illusions et des faits commodément ignorés. L’accaparement des terres pour la production de biocarburants menace gravement les moyens de subsistance de millions de personnes dans les pays du Sud. Il est impossible de penser qu’une stratégie de transition énergétique qui repose autant sur la production de biocarburants sera juste. Sans une approche de justice environnementale, ce ne sont pas les victimes des opérations de Shell qui changeront, mais seulement la manière dont elles seront affectées.

Il n’y aura plus de déversement de pétrole, mais nous aurons des zones vertes sacrifiées, des millions d’hectares accaparés et des millions d’habitants déplacés. Nous n’avons pas assez de temps pour nous asseoir et attendre de voir si le modèle économique de Shell en matière d’énergie propre fonctionnera. Nous disposons de suffisamment d’études pour savoir qu’il ne fonctionnera pas. Il est donc temps d’exiger que cette société paie sa dette écologique de longue date et de contribuer au démantèlement de Shell par tous les moyens nécessaires.

 

Photo (c) Annelien Nijland

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