S’il faut sans doute se garder de célébrer trop vite la proposition faite par Macron et Merkel pour la relance de l’Europe reprise par la Commission de Von der Leyen, car elle pourrait bien n’être qu’un ballon d’essai ou une démonstration de solidarité qui se limiterait à une belle idée se fracassant contre le refus des « frugaux » du Nord, il serait tout aussi obtus de ne pas saisir la fantastique opportunité politique que les deux dirigeants ont offert à ceux qui savent que le progrès social passe par la solidarité internationale.
L’Union européenne est un espace politique où pour l’instant seules les élites financières gagnent en étranglant petit à petit les travailleurs et les populations d’Europe par une austérité, une baisse progressive de la dépense publique et une pression sur les salaires, imposée à travers les gouvernements réunis dans la Commission. Parfois les gros gouvernements tordent le bras aux petits, mais à la fin tous trouvent des solutions pour satisfaire les actionnaires et les banquiers de tous les pays, au moins à court terme. Et cette situation ne peut qu’aboutir à l’autodestruction de cet ensemble.
Disons-le tout de suite, nous sommes en désaccord complet avec les souverainistes, de droite comme « de gauche », qui affirment qu’il est temps de défaire cette union, pour se retrouver derrière des frontières nationales à compter des valises de billets nationaux sans valeur afin d’acheter une baguette, enfermés en tête-à-tête avec les capitalistes nationaux. Le monde est totalement interconnecté, et la crise sanitaire n’a fait que le prouver: il n’y a de solution nationale à rien, même et surtout pas à une pandémie. Seule la solidarité internationale pourra coordonner la mise au point de traitements ou d’un vaccin. Le souverainisme c’est la misère plus le cimetière.
L’UE n’est pas un horizon indépassable, surtout pas dans l’état actuel des rapports de forces, mais justement la proposition Macron-Merkel introduit un coin dans cette situation bloquée depuis des années. Il serait absurde de ne pas saisir l’opportunité de démontrer clairement et directement ce que signifie le mot solidarité internationale dans une fédération comme celle-ci. Fédération ? Oui, fédération, précisément si cette proposition était adoptée et mise en place, quelle que soit son volume ou le fléchage de l’argent issu de cette dette commune.
Disons-le simplement : la création d’une dette publique commune est la véritable fondation d’une fédération politique.
Le fait de s’engager collectivement à rembourser une dette commune non pas à hauteur de ce que l’on a reçu, mais à hauteur de ce que l’on peut contribuer est le principe de fonctionnement interne de chaque État pris individuellement. Les régions riches remboursent plus de dette nationale que les régions pauvres qui pourtant ont reçu plus de dépense publique de la part du gouvernement national. L’Île de France et Rhône-Alpes paient nettement plus d’impôts et donc de participation au remboursement de la dette de la France qu’elles ne reçoivent de dépense publique, et c’est l’inverse pour les autres régions. C’est ce qui fait de la France un pays, un ensemble solidaire : un budget, donc en fait une dette commune qui est remboursée non pas en fonction de ce que l’on reçoit mais en fonction de ce que l’on peut payer, selon ce que l’on produit localement. Et sans le marché intérieur que constitue la France, l’Île de France et Rhône-Alpes ne gagneraient rien, il est donc logique qu’elles remboursent plus de ce que la dette publique de la France permet de produire au niveau national. Remplacez Île de France et Rhône-Alpes par Allemagne et Pays-Bas… Oui, une dette commune qui est remboursée non pas en fonction de ce que l’on a emprunté individuellement comme région ou pays, mais en fonction de ce que l’on peut apporter au budget commun, c’est cela qui fait un pays ou une fédération.
Le simple fait que cette logique toute simple n’ait pas été exposée, ni par les opposants à la proposition Macron-Merkel, ni par ceux qui la soutiennent est comme la preuve de son immense importance politique. La gauche européenne consciente des enjeux actuels doit se saisir absolument d’une telle déclaration. Bien sûr que la somme de 500 milliards est relativement faible par rapport aux efforts des États-Unis ou même de la Grande-Bretagne désormais en partance. Mais la question politique n’est pas là : même si ce plan n’était que de 50 milliards, la définition même du projet est effectivement historique, fondamentale parce que réellement fédérale. Passer à côté de ça serait comme ignorer la machine à vapeur de Cugnot sous prétexte qu’elle ne va pas assez vite et pas assez loin. Même si Macron-Merkel avaient simplement tenté un coup politique, sans croire un instant à sa faisabilité, la fonction politique de la véritable gauche européenne doit justement être de dire « chiche, we dare you! ».
Il faut s’emparer de cette logique de solidarité collective, l’expliquer, cent fois, mille fois jusqu’à ce que tous les citoyens européens l’aient entendue et soient en mesure de se positionner par rapport à elle. Restons-nous enfermés dans une Union où les gouvernements riches jouent les gouvernements pauvres les uns contre les autres pour étrangler les travailleurs et les populations, ou bien commençons-nous enfin à aller vers une fédération solidaire où les riches contribuent plus parce qu’ils sont riches? Et justement aussi parce qu’ils sont riches du fait qu’ils profitent d’un marché intérieur énorme, homogène et tendanciellement unifié par la monnaie unique.
Les pays européens riches sont des exportateurs qui exportent essentiellement vers le reste de l’UE. Ils sont riches parce que les pauvres leur achètent leurs produits — et parce qu’ils ont il y a quinze ans écrabouillé leurs travailleurs, les rendant extrêmement compétitifs dans un espace avec une seule monnaie. Que l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas et le Danemark paient un peu plus pour le remboursement d’une dette commune est parfaitement juste par rapport au fait que l’Espagne et l’Italie leur achètent leurs voitures et leurs produits financiers.
Les souverainistes et les pessimistes nous rétorqueront qu’une dette fédérale n’est pas la panacée, que l’argent ainsi donné aux États ira prioritairement aux grands groupes nationaux liés aux gouvernements. Évidemment, parce que la Fédération n’est pas autre chose qu’un espace politique et que la politique n’a pas de fin. Nous pourrions leur rétorquer que c’est justement autour de la répartition de ces sommes que la politique pourrait enfin commencer, à son niveau réel, européen, démontrant que les États-nations ne sont que des sous-régions d’une des régions du monde, qui est une Union encore en cours de construction. Cette fédération en devenir n’est pas plus intrinsèquement de gauche ou de droite qu’un État-nation, c’est un enjeu politique dont la gauche doit s’emparer par tous les moyens à sa disposition. Les syndicats, les organisations politiques, les mouvements sociaux doivent comprendre que c’est à ce niveau que joue leur avenir. Des démagogues de droite et de gauche leur font croire que c’est au niveau de leurs États-nations que les choses peuvent se décider, alors qu’ils sont impuissants ou puissants uniquement parce qu’ils s’appuient sur les autres.
Les travailleurs doivent désormais intervenir au niveau réel où se prennent les décisions qui les concernent. Macron-Merkel n’ont sûrement pas agi pour venir au secours des travailleurs espagnols ou italiens ruinés par la crise actuelle, mais sans doute pour répondre à l’appel du patronat allemand qui s’inquiète des répercussions économiques d’un effondrement du continent qu’ils voient d’abord comme leur marché intérieur élargi. Mais qu’importe la ruse de la raison qui les pousse à proposer de fonder réellement une fédération par la création d’une dette commune si cette fédération est précisément le véhicule que les travailleurs pourront détourner pour aller vers le socialisme? Il faut savoir saisir les opportunités politiques : Chiche, en route !
Germinal Pinalie (Collectif national de DiEM25 pour la France)
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