Il est temps d’expulser les entreprises d’armement des salles de classe

Dans le comté rural du Devon, au Royaume-Uni, se trouve le port historique de Plymouth, qui abrite Trident, le système d’armes nucléaires britannique. Babcock International Group PLC, un fabricant d’armes inscrit au FTSE 250 et dont le chiffre d’affaires en 2020 s’élève à 4,9 milliards de livres sterling, gère cette infrastructure.

Ce qui est beaucoup moins bien connu, cependant, c’est que Babcock gère également les services d’enseignement dans le Devon, et dans de nombreuses autres régions du Royaume-Uni. Après la crise financière mondiale de 2008-2009, les gouvernements du monde entier ont adopté des politiques d’austérité, les restrictions budgétaires dans les collectivités locales ont atteint plus de 40 % et les services d’enseignements locaux ont été confiés au secteur privé. Dans le Devon, c’est Babcock qui a décroché l’appel d’offres pour gérer ces derniers.

Cette société d’armement, qui alimente les conflits et la violence dans le monde entier, est aujourd’hui l’un des douze seuls fournisseurs de services d’enseignements accrédités au Royaume-Uni.

Une déclaration sur son site web décrit ses activités comme « …une coentreprise unique de Babcock International Group plc et le Conseil du comté de Devon, qui allie les meilleures pratiques commerciales avec les valeurs et les principes du service public ».

Une telle relation introduit un risque moral là où il n’y en avait pas auparavant. « La meilleure pratique commerciale » – en d’autres termes, la concurrence – n’est pas une valeur du service public, et son application dans le domaine de l’enseignement a de graves conséquences pour les plus vulnérables, comme on le démontrera. Les entreprises privées du service public présentent également des défis en matière de responsabilité et, dans ce cas, la présence du commerce des armes soulève d’autres questions morales autour du consentement.

Pourtant, Babcock n’est pas le seul fabricant d’armes à assurer l’éducation scolaire aux enfants. D’autres entreprises d’armement britanniques, comme le géant BAE Systems qui a conçu les sous-marins nucléaires britanniques Trident, ont également fait leur entrée dans les écoles récemment, leur fournissant du matériel pédagogique et, selon The Guardian, « un simulateur de missiles avec lequel les enfants peuvent jouer ». A propos de cette affaire, Andrew Smith, porte-parole de Campaign Against Arms Trade (la campagne contre le commerce des armes), a déclaré : « Lorsque ces entreprises font leur promotion auprès des enfants, elles ne parlent pas de l’impact mortel de leurs armes. […] Les écoles […] ne devraient jamais être utilisées comme des véhicules commerciaux pour les entreprises d’armement ».

Il est temps, comme l’a dit ce même porte-parole, que les entreprises d’armement soient expulsées des salles de classe.

Une approche autoritaire ; un arrangement qui échappe à l’examen du public

Il y a une question réelle et inquiétante de savoir comment la culture du commerce des armes, de Babcock, influence les ressources éducatives qu’ils fournissent. 

Examinons le cas suivant. Parmi les « responsabilités » de Babcock dans le Devon, il y a également le contrôle de l’assiduité et l’évaluation des élèves, des tâches auxquelles ils appliquent une approche autoritaire stricte. Lorsqu’un enfant s’absente de l’école, Babcock menace ses parents d’une amende de 2 500 livres sterling et d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à trois mois, comme le montre la lettre ci-dessous :

Cette lettre et d’autres du même genre ont créé un scandale parmi les parents des élèves du Devon. En 2016, une pétition a été lancée, demandant au Conseil du comté de Devon d’annuler le contrat de Babcock lorsqu’il devait être renouvelé en 2019. La pétition a recueilli peu de signatures (un peu plus d’un millier) et le renouvellement de 2019 a eu lieu. Il est maintenant prévu qu’il prenne fin en 2022.

En 2017, un parent inquiet a déposé une demande de liberté d’information (Freedom of Information) auprès du Conseil du comté de Devon pour obtenir des détails sur son contrat avec Babcock. Cette demande a été refusée pour des raisons de sensibilité commerciale. Le parent a fait appel de la décision, accusant le Conseil d’être responsable d’un « contrôle obscur, de retards et de tactiques d’évitement », et bien que l’information ait finalement été divulguée, le Conseil a été jugé en violation de la loi sur la liberté d’information pour cause de retard. L’éducation scolaire d’un enfant est de la plus haute importance morale et les personnes concernées devraient se réjouir d’un examen minutieux. Ce n’est clairement pas le cas de l’arrangement de Babcock dans le Devon.

Le « Off-rolling » : exclure les plus faibles pour rester compétitif

La culture des affaires, en particulier celle de la construction et de la vente d’armes, est totalement inappropriée au sein de l’enseignement. La compétition n’est pas le moyen d’obtenir de bons résultats, et le fait d’apparaître dans le tableau du classement des écoles n’est pas une mesure de réussite.

Pourtant, ce sont ces principes qui sont appliqués. En 2019, Tes, un fournisseur de ressources éducatives en ligne, a fait état d’une tendance inquiétante. De plus en plus de parents d’élèves dont les enfants avaient des difficultés à l’école étaient « contraints, poussés et persuadés » de scolariser leurs enfants à domicile, c’est-à-dire de les retirer du tableau d’affichage de l’école, où leurs performances ne pouvaient plus influencer le classement de l’école, dans une pratique connue sous le nom de « off-rolling ».

La raison de cette pratique est simple : elle est « motivée par la position dans le tableau du classement », selon un rapport de YouGov de 2019. Un directeur adjoint d’école secondaire déclare dans le rapport que « il pourrait y avoir une tentation de retirer [un élève] de la liste pour ne pas faire baisser les résultats de l’école… Moralement, je ne suis pas d’accord avec cela ». Le « off-rolling » est contraire à l’éthique ; il met les parents à rude épreuve et est tout simplement illégal.

Sans grande surprise, Babcock, dans le Devon, illustre cette terrible pratique en action. Les tableaux ci-dessous sont tirés de documents officiels du conseil du comté de Babcock et du Devon.

Les statistiques parlent d’elles-mêmes : le pourcentage d’écoliers du Devon inscrits à l’enseignement à domicile (EHE) est passé de 1,1 % en 2015/16 à 1,9 % en 2019/20. Cela indique que 889 enfants supplémentaires ont été « retirés » des écoles du Devon par Babcock.

Les parents privés d’un choix vital

Le dernier point est de l’ordre de la croyance et du choix. Le droit à la liberté de religion est compromis lorsque, par exemple, vous êtes forcé de participer à des services religieux qui ne font pas partie de votre propre religion. Le Royaume-Uni est une société laïque et ces droits sont fortement défendus, mais s’étendent-ils plus loin ? Chacun contribue financièrement à la défense à travers l’impôt dans une sorte de « consentement reçu », mais il est injuste que ceux qui en profitent puissent revenir pour prendre une deuxième part du gâteau des finances publiques. Il n’existe pas de « consentement préalable » similaire pour le commerce d’armes qui assure l’éducation scolaire.

Avec la mise en concurrence des services locaux d’enseignement au secteur privé, c’est dans le commerce des armes que va l’argent de l’éducation scolaire, au-delà du budget de la défense. Et si votre enfant a besoin d’une éducation scolaire, vous vous trouvez involontairement complice de la construction d’un profil public respectable et de l’augmentation des profits des personnes qui vendent des armes. Dans la culture du marché, il y a un dicton qui dit que « tout commerce possède deux facettes ». Le commerce des armes existe pour ses clients et ses actionnaires ; il est moralement inacceptable que les parents d’écoliers soient inclus dans ses opérations commerciales.

Ce qu’il adviendra du contrat entre le Conseil du comté du Devon et Babcock en 2022 pourrait dépendre de la pression de l’opinion publique. Il s’agit d’un test important pour savoir si nous, en tant que citoyens, en tant que progressistes, pouvons faire sortir le commerce des armes de nos écoles. Devrions-nous essayer ?


Tony Dale est un musicien, compositeur et pédagogue à la retraite. Il a joué au South Bank Centre et à l’Institut pour les arts contemporains de Londres. Il a donné des conférences à la Royal Society et a été consultant pour l’Institut Roehampton.

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Sources Photo: CDC de Pexels et Wikimedia Commons.

Article traduit en français par Sonja Grbavac.

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