DiEM25 : La gauche est morte, vive la gauche !

La crise dans laquelle se trouve la gauche en Europe n’est pas seulement une crise politique : elle est également, et même avant tout, la crise de sa propre base sociale. Plus largement, la crise de la gauche coïncide avec celle de la société, à savoir de l’espace commun qui assure la coexistence des individus. Restaurer une politique progressiste signifie ainsi restaurer la société en tant que telle. Pour ce faire, il est nécessaire de reconstituer à la fois les partis de la gauche et leur base sociale.
Cependant, cela ne pourra advenir par une simple récupération du passé. Il est donc nécessaire d’acter la mort de la gauche historique, sans en abandonner les idéaux, ni les aspirations. L’heure est donc à un nouveau mouvement politique, qui sache apprendre les leçons de l’histoire, en suivant trois mots d’ordre : « terrain », « communication » et « participation électorale ». La proposition du Collectif Coordinateur de créer une aile électorale va précisément dans une telle direction, c’est pourquoi elle devrait être accueillie, du moins dans ses grandes lignes.


À la suite de la dernière série d’élections en Europe, nous en sommes à nous demander si les annonces concernant la mort de la gauche pourraient bien ne pas avoir du tout été exagérées. Comme l’observe la professeure Sheri Berman, dans une chronique parue dans The New York Times, la défaite historique du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) lors des dernières élections fédérales pourrait avoir marqué la fin du cadre politique qui a structuré les sociétés européennes dès la fin de la Seconde guerre mondiale.
Un tel cadre reposait sur deux piliers, à savoir un pôle social-démocrate et un pôle conservateur, qui étaient en compétition pour le gouvernement et prônaient ainsi des solutions politiques clairement distinctes, tout en s’accordant sur les principes essentiels de la démocratie libérale et capitaliste. Cependant, le premier de ces deux piliers est maintenant sur le point de s’écrouler, ce qui est en train de favoriser la montée de partis nationaux-populistes. Ces partis ont, en effet, réussi à séduire des groupes sociaux et démographiques qui avaient historiquement soutenu non seulement les sociaux-démocrates, mais aussi la gauche entière, tels que les ouvriers, les étudiants, les fonctionnaires publics et les jeunes électeurs.
Ce dernier point permet de tirer deux conclusions préoccupantes. D’une part, la crise des partis sociaux-démocrates n’est rien d’autre que la pointe de l’iceberg, dont la base consiste précisément dans la crise de la gauche entière, allant de la social-démocratie classique jusqu’aux partis verts et post- ou néo-communistes. D’autre part, une telle crise n’est pas exclusivement politique, puisqu’elle touche aux bases sociales mêmes des partis progressistes.
De telles conclusions sont ultérieurement étayées par les résultats des dernières élections législatives en Autriche, tels que le rapporte Benjamin Opratko dans The Jacobin : le bloc de droite, composé du Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ), d’extrême droite, et le Parti populaire autrichien (ÖVP), traditionnellement modéré, mais de plus en plus radicalisé à droite, a engrangé au total 57.5% des voix, ce qui correspond à 103 députés sur 183. L’Autriche a donc élu le parlement le plus à droite de l’après-guerre. De surcroît, des secteurs non négligeables de la gauche autrichienne ont flatté la rhétorique populiste et la xénophobie ambiantes, comme, par exemple, le Parti social-démocrate d’Autriche (SPÖ) et la très récemment fondée « Liste Pilz », guidée par l’ancien député vert Peter Pilz. Plus à gauche, les verts autrichiens ne sont pas parvenus à surmonter le barrage de 4%, et donc à élire aucun député, tandis que l’alliance forgée par le Parti communiste d’Autriche (KPÖ), l’ancien mouvement de la jeunesse verte et des indépendants de gauche a obtenu moins d’1% des voix. Le tableau aurait difficilement pu être plus sombre.
Quoi faire, donc ? Afin de répondre à une question aussi cruciale, il est nécessaire de saisir la nature des relations qui ont existé entre les partis de gauche et leurs bases sociales. Historiquement, les partis sociaux-démocrates, communistes et verts ont toujours surgi comme émanations politiques de mouvements sociaux vigoureux : syndicats, mutuelles ouvrières, sociétés coopératives, communautés religieuses, organisations écologistes, mouvements anticolonialistes, féministes, pour les droits civils, ainsi que pour ceux des personnes LGBTQ. De tels mouvements ne se sont pas limités à alimenter la dynamique électorale des partis progressistes, mais ils ont également bâti des vastes réseaux, qui ont permis à ceux qui se voyaient privés de leurs droits de socialiser et de s’autonomiser.
La crise de la gauche politique n’est, par conséquent, rien d’autre que l’acte final d’une tragédie qui a commencé à se dénouer à la fin des années 1970, et dont le sens profond se résume parfaitement dans les mots de Margaret Thatcher : « Vous savez, la société, cela n’existe pas ». Comme le remarque l’historien Tony Judt dans son essai Contre le vide moral, « ce à quoi nous avons assisté, c’est le transfert progressif de responsabilités publiques au secteur privé, sans que la collectivité n’en tire aucun avantage notable », ce qui a causé, en revanche, « une difficulté croissante à comprendre ce que nous avons en commun avec les autres ». Il en découle que restaurer une politique progressiste signifie restaurer la société en tant que telle, conçue comme étant l’espace commun où les individus peuvent faire valoir leur droit à mener une vie bonne et digne, grâce à la libre association collective et avec le soutien des institutions publiques. Néanmoins, quelles forces pourraient être à même d’atteindre un tel but ? Et de quelle manière ?
Les forces progressistes existantes paraissent ne pas être à la hauteur d’une telle tâche. Les partis communistes occidentaux avaient déjà perdu une bonne partie de leur base sociale avant même d’être ensevelis par la chute du mur de Berlin. Ils ont désormais été marginalisés, comme le Parti communiste français (PCF), ou bien ils se sont éloignés de la gauche, tels que les héritiers du Parti communiste italien (PCI). Quant aux verts, ils ont incarné l’espoir d’un renouveau des mouvements politiques progressistes tout au long des années 1980 et 1990, qui se nourrissait également de nouvelles formes d’engagement civique. Cependant, ils ont progressivement abandonné leurs racines « alternatives », afin de s’intégrer pleinement aux institutions existantes, comme le montre le cas des verts allemands et autrichiens.
Les partis sociaux-démocrates ont longtemps représenté le phare des mouvements politiques progressistes dans l’Europe de l’Ouest, en contribuant à créer le système d’état providence tel que nous le connaissons aujourd’hui. Par une étrange ironie du destin, ces mêmes partis ont joué un rôle fondamental dans le démantèlement d’un tel système, tout au long des deux dernières décennies. Néanmoins, la chute des partis sociaux-démocrates ne peut pas être réduite à la traitrise de leurs élites. Bien au contraire, elle découle de deux faiblesses structurelles du compris entre le capital et le travail que de tels partis ont contribué à affirmer. Comme le remarque Tony Judt, les partis sociaux-démocrates ont profité d’un « concours de circonstances très particulières », à la fois d’un point de vue politique et d’un point de vue économique, qui étaient destinées à passer. De surcroît, ils ont ancré leur action politique au cadre de l’état nation, qui est entré en crise depuis au moins une quarantaine d’années. Cela dit, serait-il possible de revivifier la tradition sociale-démocrate ?
Bien que les idéaux moraux qui ont inspiré la social-démocratie puissent sans aucun doute s’avérer utiles pour restaurer la société, les forces politiques et sociales qui ont incarné de tels idéaux sont mortes, ou à l’agonie. La revivification de la gauche nécessite un nouveau type de mouvement politique, qui soit capable d’apprendre les leçons de l’histoire. Notamment, deux leçons sont particulièrement importantes. D’une part, l’action politique doit être liée à une pensée d’avenir. D’autre part, le fossé entre l’action politique et l’action sociale doit être comblé par la participation active et le partage des responsabilités. Un tel mouvement devra ainsi trouver une réponse non seulement à la question de savoir quoi faire, mais également à celle de savoir comment le faire, c’est-à-dire à la question de l’organisation même du mouvement.
Trois mots d’ordre sont essentiels à ce sujet. Le premier mot est « terrain », puisque ce nouveau mouvement aura besoin de construire une base sociale qui soit la plus large possible, tout en donnant son apport à d’autres forces, qui partagent ses mêmes objectifs. Le deuxième mot est « communication », car ce nouveau mouvement devra également diffuser ses valeurs et ses propositions politiques le plus largement possible, en associant l’activisme dans les vieux et les nouveaux médias à celui dans les rues, ainsi qu’au démarchage et à des nouvelles formes d’action politique. Le troisième mot est « participation électorale », qui, dans le cadre d’un état démocratique, constitue un outil nécessaire afin de définir et de renverser les rapports de pouvoir qui existent entre différents groupes sociaux. Comme on l’a remarqué plus haut, les « véhicules électoraux » ont historiquement surgi comme étant l’aboutissement d’un long processus d’auto-organisation, promu par des mouvements sociaux qui partageaient les mêmes buts de long terme. L’on pourrait ainsi en conclure que la phase du terrain et celle de la communication devraient avoir priorité par rapport à la participation électorale.
Néanmoins, comme nous l’apprend Machiavel, l’action politique n’est rien d’autre que le résultat de la lutte entre la volonté de sujets politiques donnés et des conditions muables que ces derniers ne sont pas à même de choisir. Dans une telle lutte, le choix du temps est essentiel, encore plus dans un moment historique où des fenêtres d’opportunité s’ouvrent et se referment très rapidement.
DiEM25 correspond parfaitement au profil du mouvement politique dont notre temps a besoin. Nous avons promu et partagé des propositions de rénovation de l’Europe qui sont, à la fois, novatrices et crédibles, tout en favorisant la participation active de citoyens engagés. Malgré nos défauts, nous avons fait des progrès concrets dans la construction de la base sociale qu’un tel mouvement nécessite. Cependant, nos efforts risquent d’être défaits, à moins que nous ne parvenions à trouver un véhicule politique et électoral pour nos idées et nos actions. C’est pourquoi la proposition de créer une aile électorale, émise par le CC, devrait être accueillie, du moins dans ses grandes lignes, du moment qu’elle reconnaît la nécessité de constituer un véhicule électoral qui soit étroitement lié à une base sociale et à un mouvement politique plus larges, à savoir de constituer beaucoup plus qu’un parti traditionnel.
Notamment, cette proposition reconnaît également la nécessité de franchir un pas aussi crucial exactement « au bon moment », au vu des conditions auxquelles nous faisons face. Le jour est venu, il faut que nous le cueillions ensemble.
Carpe DiEM !

Nicola Bertoldi est membre du DSC Paris

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