Article original publié le 30 avril 2021 sur le site Dagensarena.se.
Torsten Rönnerstrand est historien, spécialiste des sciences sociales, et maître de conférences d’études littéraires. Article traduit du suédois par Claire Delstanche.
Si vous ne lisez que les index de noms propres des livres de Yanis Varoufakis, vous penserez sans doute qu’il s’agit d’un érudit littéraire. Cela fourmille de nombreux noms d’auteurs. Comme Homère, Ésope, Éschyle, Sophocle, Thucydide, Christopher Marlowe, William Shakespeare, Daniel Defoe, Johan Wolfgang von Goethe, Mary Shelley, Jane Austen, Walter Scott, Henrik Ibsen, Friedrich Nietzsche, Oscar Wilde, DH Lawrence, Dylan Thomas, Nikos Kazantzakis, Berthold Brecht, Upton Sinclair, Ezra Pound, TS Eliot, John Steinbeck, Giorgos Seferis, JK Rowling – et bien d’autres.
Mais Yanis Varoufakis n’est pas un érudit littéraire. Il est mathématicien, théoricien des jeux et actuellement l’un des plus grands économistes du monde. En témoignent les livres brillants Le Minotaure planétaire. L’ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial (2015), Et les faibles subissent ce qu’ils doivent? Comment l’Europe de l’austérité menace la stabilité du monde (2016) et Conversations entre Adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe (2017).
Le nouveau venu Un autre monde est possible. Pour que ma fille croie encore à l’économie, traduit en suédois par Nils Håkanson, est un livre d’un genre complètement différent. Ici, la théorie des jeux et les mathématiques brillent par leur absence. Ce sont plutôt des exemples ingénieux et faciles à comprendre tirés de la littérature qui illustrent le raisonnement économique.Il n’est donc pas si surprenant que le livre ait pu inspirer en 2018 une brillante pièce de théâtre, destinée à un public d’écoliers, et jouée au Théâtre Backa à Göteborg, où il a reçu le titre pertinent Ce dont nous parlons lorsque nous parlons d’économie.
Varoufakis est né en 1961 de parents dont la vie reflète à bien des égards l’histoire dramatique, souvent tragique, de la Grèce. Dans l’introduction à Conversations entre Adultes (2017), il explique comment leurs expériences ont influencé ses positions politiques.
Le père, Georgios, a grandi en Égypte, mais lorsqu’il a déménagé à Athènes pendant la guerre civile grecque (1946-1949), il a été arrêté par le gouvernement fantoche de droite qui, aux ordres de l’Angleterre et des États-Unis, dirigeait la Grèce à cette époque. Soupçonné d’être communiste, il a été déporté dans la tristement célèbre colonie pénitentiaire de l’île de Makronissos, où se sont trouvés également le compositeur Mikis Theodorakis, le poète Yiannis Ritsos et une foule d’autres personnalités du monde culturel. Quand, après plusieurs années de torture et de captivité, il fut finalement libéré, il rejoignit le mouvement démocratique de centre-gauche qui, dans les années 1951–1967, fut dominé par l’EDA et en 1974–2015 par le PASOK.
« La mère, Eleni, est devenue membre de l’organisation fasciste X »
Contrairement au père, la mère, Eleni, venait d’un milieu d’extrême droite de la classe supérieure. Après avoir été kidnappée par des partisans communistes, elle est brièvement devenue membre de l’organisation fasciste X. Cependant, la rencontre avec le père de Yanis l’a amenée à rompre avec son passé d’extrême droite et, dans les années 1970, elle est devenue l’une des féministes et des militantes les plus actives de Grèce dans l’organisation des femmes du PASOK. Avant sa mort en 2008, elle avait été maire de la localité de résidence de la famille Varoufakis, Palaio Faliro, juste au sud d’Athènes.
L’expérience de l’instabilité politique de la Grèce a joué un rôle décisif lorsque Georgios et Eleni ont conseillé à leur fils Yanis, doué pour les études, d’aller étudier à l’étranger. Il en a été ainsi. Après des études de mathématiques et d’économie en Angleterre, il est devenu maître de conférences à Cambridge, Sydney, Glasgow et Louvain et, depuis 2002, il est professeur d’économie à l’Université d’Athènes.
Néanmoins, Varoufakis n’a atteint la renommée mondiale que lorsqu’il est devenu ministre des Finances du gouvernement – dirigé par l’alliance de gauche Syriza – qui a pris le pouvoir en Grèce le 27 janvier 2015. Il n’ a cependant occupé ce poste qu’à peine six mois. Le 6 juillet 2015, il a démissionné pour protester contre la décision du gouvernement de se soumettre aux directives de la soi-disant Troïka, à savoir l’UE, l’UME (Union monétaire européenne) et la BCE (Banque centrale européenne). (1) Cependant, cela ne signifie pas qu’il a quitté la politique. En 2016, il a fondé le parti de gauche paneuropéen DIEM25 et depuis 2019, il dirige sa branche grecque (MeRA25) au parlement de son pays d’origine.
La contribution la plus consistante de Varoufakis est probablement encore un livre sur la crise économique qui est sorti en 2013. Il porte le nom imaginatif de Le Minotaure planétaire.L’ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial . Le titre lui-même témoigne de la vaste formation de l’auteur et de sa capacité impressionnante à replacer la crise actuelle dans un contexte historique mondial. Le livre dénote une force rhétorique et un éclat stylistique qui, en de nombreux endroits, confèrent à cette analyse politico-économique des qualités purement littéraires.
Le point de départ du livre de Varoufakis est le mythe antique du combat entre le prince athénien Thésée et la bête Minotaure, un monstre enfermé par le roi crétois Minos dans le célèbre labyrinthe de Knossos. Le Minotaure était une créature anthropophage – moitié homme et moitié taureau – qui chaque année devait manger sept jeunes gens et sept jeunes filles d’Athènes. Cependant, il a finalement été vaincu et tué par Thésée, en grande partie grâce à l’aide de la princesse crétoise Ariane, qui lui a fourni un fil – le fil d’ Ariane – à l’aide duquel il a pu sortir du labyrinthe après avoir réussi sa mission.
Le mythe de Thésée et du Minotaure a été interprété comme le reflet des anciens conflits entre la Crète et les villes du continent grec. Dans l’interprétation de Varoufakis, cependant, le mythe devient une métaphore des relations économiques entre les États-Unis et le reste du monde, telles qu’elles ont pris forme au cours des trente années qui ont précédé la publication de son livre. Pour Varoufakis, les quatorze jeunes gens sacrifiés au Minotaure chaque année symbolisent les énormes flux de capitaux et de biens que l’économie américaine a reçus du monde extérieur. On ne peut toutefois trouver aucun équivalent contemporain de Thésee dans le livre. Ce qui a mis fin au règne du minotaure planétaire n’a pas été un héros courageux, mais l’effondrement du système bancaire.
L’intention du livre de Varoufakis n’est cependant pas seulement de faire la lumière sur les problèmes aigus de l’économie mondiale. Il souhaite également proposer des solutions. Ainsi, il propose un système de redistribution économique entre les États de la terre qu’il appelle le « Global Surplus Recycling Mechanism » – ou GSRM.
L’idée d’une redistribution mondiale n’est certainement pas nouvelle. Comme le fait observer Varoufakis, c’est précisément ce qui a permis la reprise économique après la Seconde Guerre mondiale. Pour relancer l’économie mondiale, les États-Unis ont alors réparti leur excédent économique dans des États comme l’Allemagne et le Japon. De cette manière, deux objectifs ont été atteints : d’une part, les économies allemande et japonaise ont pris de l’ampleur; d’autre part, la redistribution de l’excédent a donné aux Allemands et aux Japonais les moyens d’acheter des produits américains.
Varoufakis souhaiterait voir la même forme de relance économique mise en œuvre au sein de l’UME, l’Union monétaire européenne. La coopération monétaire au sein de l’UME a conduit l’industrie allemande et l’agriculture allemande à améliorer constamment leur compétitivité au détriment des pays du Sud de l’Europe. Mais on ne peut raisonnablement pas permettre qu’une telle évolution se poursuive indéfiniment. Ce qu’il faut, c’est une forme de « mécanisme de recyclage des excédents ».
L’avantage économique allemand a fait que le pouvoir d’achat dans des pays comme la Grèce, l’Italie et l’Espagne s’est tellement érodé qu’une proportion toujours croissante d’habitants de ces pays ne peut plus se permettre d’acheter des produits allemands. Pour contrecarrer cet effet indésirable de la monnaie unique, Varoufakis souhaite que l’excédent allemand se propage aux États qui, du fait de l’union monétaire, ont vu leur compétitivité se dégrader.
Dans Le Minotaure planétaire, Varoufakis a ainsi pu utiliser sa formation classique pour illustrer un problème actuel. Il allait utiliser la même approche dans son livre suivant , Et les faibles subissent ce qu’ils doivent ? Comment l’Europe de l’austérité menace la stabilité du monde (2016). Ici, il prend son point de départ avec l’historien grec ancien Thucydide (460 – 397 avant JC). C’est déjà clair dans le titre. Il fait allusion à l’épisode du livre La guerre entre Sparte et Athènes qui est généralement appelée « la guerre du Péloponnèse ».
Dans la cinquième partie du livre, Thucydide raconte comment les Athéniens, en vertu de leur supériorité, voulurent forcer les habitants de l’île de Melos à rejoindre l’alliance des cités-États qui, sous la direction d’Athènes, combattaient Sparte et leurs alliés. Les Méliens réticents ont invoqué des raisons morales pour justifier leur droit de rester neutres, mais cela n’a pas impressionné les Athéniens avides de pouvoir. Au lieu de cela, ils ont invoqué le droit du plus fort et ont brutalement rejeté les tentatives des Méliens d’invoquer la moralité et la justice :
«Vous savez aussi bien que nous que le droit – quand nous parlons de relations entre les gens – n’entre en jeu que lorsque les deux parties peuvent exercer une force égale, et qu’autrement les plus puissants tiennent pour acquis tout ce qu’ils peuvent alors que les faibles n’ont qu’à s’adapter. »
Cependant, lorsque les négociateurs de Melos ont persévéré dans leurs revendications de neutralité, les Athéniens ont assiégé leur île, tuant tous les Méliens armés et vendant leurs femmes et leurs enfants comme esclaves. Peu de temps après, Melos a été transformée en une colonie athénienne, entièrement peuplée d’immigrants athéniens.
Cet exemple classique de « realpolitik » dans Et les faibles subissent ce qu’ils doivent ? sert d’illustration du comportement de l’Allemagne envers la Grèce pendant la crise économique qui a débuté en 2009.
Varoufakis rappelle au début du livre comment il a trouvé un exemplaire de la Guerre du Péloponnèse dans la collection de livres léguée par l’économiste John Maynard Keynes à Cambridge, où les mots sur le droit du plus fort avaient été barrés à l’encre. Pour Keynes, l’histoire de Thucydide est apparue comme une illustration du jeu du pouvoir économique après la Seconde Guerre mondiale, mais pour Varoufakis, elle devient une image de la façon dont les Allemands modernes exploitent dans leur propre intérêt la détresse désespérée de la Grèce pendant la crise économique qui a débuté en 2009.
« Que les pays de la zone euro « aient apporté un soutien » pour résoudre les problèmes de la Grèce est une affirmation clairement trompeuse. »
Ce à quoi Varoufakis pense, c’est aux conditions très défavorables que les Grecs en difficulté financière ont été contraints d’accepter contre leur gré en échange de prêts d’urgence à intérêt élevé. La propagande allemande décrit cela comme « l’apport d’un soutien » de la part de l’Allemagne pour des « plans d’aide » pour la Grèce, mais la réalité est complètement différente. Rétrospectivement, le gouvernement fédéral allemand a été contraint d’admettre que les Allemands ont gagné 2,9 milliards d’euros grâce aux prêts à la Grèce, et selon une étude du prestigieux institut de recherche IWA à Halle, la crise grecque aurait été la raison principale de la bonne santé de l’économie allemande.
Que les pays de la zone euro « aient apporté un soutien » pour résoudre les problèmes de la Grèce est donc une affirmation clairement trompeuse. En réalité, donc, la détresse des Grecs a été utilisée pour s’enrichir. Le « plan de sauvetage » promis s’est avéré être principalement constitué de prêts à des taux d’intérêt extrêmement élevés, et la majorité – selon certaines informations 90% – des fonds décaissés ont été consacrés au paiement d’intérêts et aux remboursements aux grandes banques d’Europe du Nord. De plus, les promesses illusoires d’aide ont été faites à des conditions très défavorables aux Grecs. Cela comprenait la vente à prix bradé des ressources naturelles et des biens publics.
Le bradage forcé de biens publics par les Allemands a eu lieu à des prix bien inférieurs à la valeur réelle. Cela signifie à son tour que les bradages ne pourront pas conduire à une amélioration notable de la trésorerie grecque. Des exemples en sont les ventes prévues – et dans certains cas déjà réalisées – de 38 aéroports, 12 ports, de centrales électriques, d’ usines à gaz, de chemins de fer, de la poste, de compagnies pétrolières, de quatre sources thermales, de 700 km d’autoroute, d’ hôtels, d’ îles, de plages et d’un grand château néo-gothique de 2.000 mètres carrés situé à Corfou.
Une conséquence de la privatisation imposée est que la société allemande Fraport est devenue le propriétaire majoritaire de quatorze des plus importants aéroports du pays, y compris les îles touristiques de Corfou, Crète, Céphalonie, Kos, Lesbos, Mykonos, Rhodes, Samos, Santorin, Skiatos et Zakynthos. C’est une transaction qui amène la plupart des recettes au Land allemand de Hesse et à sa capitale Francfort. De l’avis de beaucoup de gens, cela signifie également qu’en pratique, il est devenu impossible pour le gouvernement grec de poursuivre une politique contraire aux intérêts allemands.
En échange des ventes à prix bradés, les Grecs se sont vu promettre un soutien financier de l’Allemagne, mais les engagements étaient, comme nous l’avons vu, dans la plupart des cas illusoires. En outre, il a déjà été démontré que les privatisations n’ont pas produit le rendement promis. Selon des informations du FMI, ils auraient dû être en mesure d’apporter rapidement 50 milliards d’euros au Trésor grec. Aujourd’hui, cependant, on n’en attend pas plus de la moitié.
Sans surprise, le projet de privatisations imposé par l’Allemagne a suscité une forte opposition parmi les Grecs. Un exemple est la vente à prix bradé du système d’approvisionnement en eau à Thessalonique (EYATH). On l’a constaté lors d’un vote officieux organisé dans le cadre des élections régionales du 18 mai 2014. 98% des 218 000 électeurs étaient adversaires de la privatisation. Mais l’opposition n’est pas venue seulement de citoyens ordinaires. Fin mai 2014, la Cour suprême a déclaré que la vente de l’aqueduc d’Athènes constituait une violation de la constitution du pays.
Dans ce contexte, le titre du livre de Varoufakis Et les faibles subissent ce qu’ils doivent ? est très pertinent. Il en va de même pour les parallèles entre l’Antiquité et notre époque que nous rencontrons dans son livre suivant, Conversations entre Adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe (2017). On y trouve par exemple des allusions récurrentes aux histoires de la guerre, au début des années 400 av. JC., entre les Grecs et une force d’invasion perse supérieure. Nous en avons des exemples quand il fait allusion à deux des batailles les plus célèbres de la guerre – la défaite aux Thermopyles au nord d’Athènes et la victoire sur l’île de Salamine à quelques kilomètres à l’ouest.
À la bataille des Thermopyles en 480 avant JC., une force de défense grecque de 300 hommes a combattu une armée d’invasion de loin supérieure venant de Perse. Sous le commandement du roi spartiate Léonidas, les Grecs avaient pris position dans un col étroit de montagne sur la seule route praticable vers l’intérieur des terres dans le sud de la Grèce. Lorsque le roi perse, en vertu de sa supériorité militaire, a exhorté les Grecs à déposer leurs armes, le roi spartiate a répondu « μολὼν λαβέ » ( molṑn labé ), ie. « Viens les prendre »!
Après une résistance héroïque pendant plusieurs jours, les Grecs ont été finalement victimes d’une trahison. Un Grec nommé Efialtes a dit aux Perses qu’il y avait un sentier sur la montagne derrière le col, et il a offert de montrer le chemin à une troupe qui pourrait prendre la défense grecque à revers. Lorsque Léonidas a compris que la défaite était inévitable, il aurait dit: « Nous dînerons avec Hadès ».
En tout cas, c’est ce que nous dit l’un des modèles pour les journalistes d’investigation de notre temps, l’historien grec Hérodote (484–425 av. J.-C.). Dans son Histoire, nous pouvons également lire l’épitaphe pour les morts qui fut installée plus tard aux Thermopyles: « Un jour ont combattu ici contre trois millions de barbares / quatre mille hommes du Péloponnèse ».
« Comme aux Thermopyles, les Grecs ont bravement résisté, mais la défaite était pourtant inévitable. »
Si Hérodote avait vécu aujourd’hui, il se serait probablement reconnu. Ce à quoi je pense, c’est au combat que la Grèce, sous la direction de Yanis Varoufakis, a mené au printemps 2015 contre la soi-disant Troïka (c’est-à-dire l’UE, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international). La raison de la lutte était la demande des Grecs de réduire la dette du pays vis-à-vis de l’étranger. En outre, ils voulaient mettre fin aux coupes budgétaires, à la déréglementation et aux privatisations que la Troïka avait imposées au pays en raison de son avantage économique.
Hérodote considérait la bataille des Thermopyles comme une bataille contre la barbarie. Appeler la Troïka des barbares pourrait aller un peu trop loin, mais sinon, tout semble pareil. Comme aux Thermopyles, les Grecs ont bravement résisté, mais la défaite était pourtant inévitable.
C’est cette histoire célèbre à laquelle Varoufakis se réfère, quand il suggère dans Conversations entre Adultes qu’il est lui-même un homologue moderne du roi spartiate Léonidas. Cela devient particulièrement clair dans un passage à la fin du livre, dans lequel, parlant de son opposition aux diktats de la Troïka, il fait allusion à l’attitude de défi du roi spartiate refusant de remettre ses armes :
J’ai chargé mon bureau de répondre à notre principal créancier – à l’homme qui m’avait conseillé de faire défaut à mes retraités plutôt qu’au FMI – avec deux mots anciens. Ceux- ci ont été la réponse pleine de défi du roi de Sparte, chef des trois cents hommes qui ont tenté de résister à toute l’ armée perse à la bataille légendaire des Thermopyles en 480 avant JC, alors que l’ennemi leur avait enjoint de jeter leurs armes: μολὼνλαβέ – « Viens les prendre »!
La présence de l’antiquité grecque est également évidente dans To My Daughter: A Brief History of the World Economy. Ici, on cite une longue liste de personnages de la mythologie ancienne, par exemple Zeus, Sisyphe, Icare, Agamemnon, Achille, Ajax, les Amazones, Ulysse, Œdipe et autres.
Pourtant, ce n’est pas l’un des mythes de la Grèce antique qui est au centre du livre. Ce sont plutôt les légendes à propos du scientifique et aventurier allemand Johan Faust qui illustrent le raisonnement économique.
Selon la légende, Faust est né vers 1480 de parents pauvres en Bavière et, jeune homme, il aurait déménagé chez des parents adoptifs à Wittenberg. Après des études exceptionnellement réussies, il semble s’être établi comme astrologue recherché dans les cours princières allemandes. À notre connaissance, il n’a laissé aucun écrit, mais son nom a néanmoins été lié à des livres de magie noire d’origine incertaine.
Faust était peut-être charismatique et d’un talent inhabituel, mais sa notoriété est probablement largement liée au fait qu’il est mentionné dans les Propos de Table de Luther . Cela ne veut pas dire que ces deux Allemands typiques auraient eu beaucoup de points communs. C’est vrai qu’ils étaient des produits du même environnement, mais il semble qu’il y ait toujours eu une différence décisive entre eux. Alors que Luther était censé être en alliance avec Dieu, on prétend que Faust aurait défié son créateur en concluant une alliance avec le sbire du diable Méphistophélès. En échange de la béatitude éternelle de son âme, on considère qu’il a utilisé le Malin pour acquérir la connaissance, la gloire, le pouvoir et le plaisir au cours de sa vie.
La renommée de Faust s’est propagée à l’origine comme un exemple d’avertissement, et par conséquent, il était souvent décrit comme un équivalent masculin des sorcières du folklore. Cela ne l’a pas empêché de devenir rapidement une figure populaire. Dans les récits de ses exploits, il y avait quelque chose de séduisant et d’équivoque qui faisait que beaucoup de gens prenaient leurs distances avec la morale et se laissaient plutôt fasciner.
Cela se voit notamment dans le « livre populaire » anonyme de 1587 qui raconte la rébellion de Faust contre Dieu et son alliance avec le représentant du diable Méphistophélès. Depuis, « le faustien » et « le méphistophélique » sont des thèmes récurrents dans la littérature, le théâtre et les arts plastiques.
Le livre populaire anonyme a été traduit presque immédiatement en anglais, et ainsi le Faust allemand est devenu une partie du patrimoine culturel anglo-saxon. L’exemple le plus notable est le drame de Christopher Marlowe, L’histoire tragique du docteur Faust (vers 1590). Le prologue de cette pièce raconte ainsi la jeunesse de Faust et comment, après une carrière universitaire réussie, il a sacrifié le salut de son âme en échange d’une connaissance interdite de la magie et de la sorcellerie.
« Selon Varoufakis, ce changement est la cause la plus importante de l’angoisse souvent exprimée dans L’histoire tragique du docteur Faust. »
Il y avait plusieurs raisons pour lesquelles Faust voulait pratiquer la magie noire et la sorcellerie. La plus importante, cependant, fut au début la soif de savoir qui le poussa à conclure l’alliance fatidique avec le diable. Peu à peu, cependant, un autre motif s’ajoute. L’intellectuel Faust se transforme finalement en un adepte de l’érotisme, en quête de plaisir, qui veut avant tout satisfaire ses désirs sexuels. On le voit quand, grâce à sa magie noire, il réussit à séduire la plus belle femme de l’histoire – la belle Hélène. Dans une scène immortalisée par Richard Burton et Elisabeth Taylor, il lui dit: « Toi douce Hélène, rends-moi immortel / avec tes baisers! »
Chez Marlowe, Faust échoue en enfer après sa mort. Ce n’est toutefois pas ainsi que cela se passe dans la variante la plus connue de la légende, le double drame de Goethe Faust I (1808) et Faust II (1832). C’est parce que l’alliance avec le diable a été remplacée par un pari. Faust n’accepte pas l’offre d’alliance du diable, mais parie plutôt qu’il ne pourra jamais être en paix avec la vie agréable de confort et de plaisirs vides que Méphistophélès lui offre en échange de son âme. S’il perd le pari, il doit se livrer au diable après sa mort, mais heureusement ce n’est pas le cas. Au dernier moment, il est sauvé par Dieu et conduit au Paradis par des anges qui exultent.
Ce sauvetage inattendu reçoit une explication subtile mais néanmoins vraiment mémorable à la fin de la dernière partie du drame. Faust est tellement satisfait de sa vie qu’il demande à y rester un moment, et l’arrogant Méphistophélès croit donc avoir gagné le pari. Ce qui s’avère toutefois être une erreur. Ce ne sont pas le confort et les plaisirs qui sont les raisons pour lesquelles Faust demande d’arrêter un moment. La raison en est plutôt qu’il semble entendre des sons qui, selon lui, proviennent du travail acharné pour perfectionner l’humanité. Cela signifie que le diable ne parvient pas à l’avoir dans ses filets.
Il y a donc de grandes différences entre les diverses variantes de la légende de Faust, et c’est précisément le point de départ du livre de Varoufakis To My Daughter: A Brief History of the World Economy.
La pièce de Marlowe reflète une époque où beaucoup de gens percevaient encore les taux d’intérêt comme un péché et la rédaction de contrats comme quelque chose de dangereux, et c’est pourquoi le docteur Faust échoue en enfer après sa mort. Cela montre la manière dont la pièce présente des concepts tels que le libre choix, le contrat contraignant, la dette et les intérêts. Dans le même temps, nous voyons aussi comment la vieille attitude à l’égard du contrat et des taux d’intérêt est sur le point de se relâcher. C’est parce que l’Angleterre de Marlowe est en ce moment en train de passer d’une société avec un marché à une société de marché, où le profit est la force motrice la plus importante. Selon Varoufakis, ce changement est la cause la plus importante de l’anxiété souvent exprimée dans L’histoire tragique du docteur Faust.
Lorsque Goethe aborde le thème 200 ans plus tard, la société de marché est déjà établie, ce qui signifie que les phénomènes tels que les taux d’intérêt et la rédaction des contrats ne sont plus aussi inquiétants. Ils ne sont plus considérés comme des péchés ou des dangers, et par conséquent l’âme de Faust peut être sauvée. Quand le diable vient le chercher pour l’emmener en enfer, on entend soudain la voix de Dieu, qui d’en haut prononce les fameuses paroles: « Celui qui se démène et fait constamment des efforts, nous pouvons le sauver ».
Cette interprétation ne signifie pas que Varoufakis serait un partisan sans réserve de l’économie de marché non réglementée dont la croissance progressive se reflète dans le docteur Faust de Marlowe et le Faust de Goethe. Comme certains des modèles qu’il cite dans la préface – par exemple John Maynard Keynes – il estime que l’économie de marché doit être équilibrée par un État fort.
(1) NdT : la Troïka, comme indiqué plus loin dans l’article, c’est la Commission européenne, la BCE et le FMI.
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