De tous les politiciens européens qui n’ont jamais dirigé leur pays, ce sont Jacques Delors et Wolfgang Schäuble qui ont eu le plus grand impact sur l’Europe
De tous les politiciens européens qui n’ont jamais dirigé leur pays, ce sont Jacques Delors et Wolfgang Schäuble qui ont eu le plus grand impact sur l’Europe. À eux deux, les deux hommes, décédés à un jour d’intervalle en décembre dernier, ont façonné l’Union européenne d’aujourd’hui, avec tous ses défauts. Leurs mandats n’ont peut-être pas coïncidé exactement, mais le choc de leurs projets pour l’Europe est entré dans l’histoire. Et même si l’importance des deux hommes est largement reconnue, ce qui n’a pas été bien compris, c’est le rapport entre leurs visions conflictuelles et la crise actuelle de l’Europe .
À en juger par les nécrologies, les deux hommes resteront dans l’histoire pour leurs différences apparentes . Delors dans le rôle du flamboyant social-démocrate catholique français dont le rêve d’une Europe keynésienne était le cauchemar de la Première ministre britannique Margaret Thatcher. Et Schäuble dans celui du juriste allemand sévère dont le calvinisme budgétaire a terrifié les ministres des Finances des pays déficitaires du Sud de l’UE et de la France. Alors que tous deux ont été identifiés comme de remarquables Européens, et donc des ennemis des eurosceptiques, Delors est présenté comme le fédéraliste le plus fervent, contrairement à Schäuble, réticent à céder les pouvoirs du parlement allemand à Bruxelles.
Rien de tout cela n’est faux. Mais tout cela donne une image incomplète et peut-être trompeuse des motivations et des actions des deux hommes.
Le revirement tactique de Delors
Lorsqu’en 1984, le chancelier ouest-allemand de l’époque, Helmut Kohl, confia à Schäuble son premier poste ministériel, un ministère sans portefeuille, Delors venait de terminer un mandat infernal en tant que premier ministre des Finances du président François Mitterrand . Le gouvernement de Mitterrand, une alliance des partis socialiste et communiste, avait été élu en juillet 1981 avec un programme anti-austérité et une promesse de développement équitable. Presque immédiatement après ces élections, le capital français a commencé à fuir en masse vers l’Allemagne. Pour arrêter l’hémorragie, Delors devait soit dévaluer considérablement le franc, soit augmenter les taux d’intérêt à des niveaux nuisibles pour l’économie.
Dans le cadre du Système monétaire européen (SME), que l’Allemagne et la France avaient mis en place en grande pompe en 1978, le taux de change était fixe et toute dévaluation du franc nécessitait le consentement de l’Allemagne. Pour donner sa garantie, le gouvernement allemand l’a fait payer au prix fort : une vraie réduction des salaires (un gel des salaires dans un contexte d’inflation élevée) que le gouvernement Mitterrand avait été élu pour empêcher.
Delors se retrouvait donc face à deux options: déchirer le traité SME (et dévaluer unilatéralement le franc) ou relever les taux d’intérêt jusqu’au chiffre exorbitant de 25 %. Il a choisi la deuxième. Et pourtant, les capitaux ont continué à quitter la France, tandis que le revenu par habitant des Français a chuté de plus de 10 % en trois ans. En 1983, Delors avait adopté une austérité à grande échelle (y compris le gel des salaires exigé par l’Allemagne), les ministres de gauche avaient démissionné et la France était en train d’adopter la stratégie de déflation compétitive de l’Allemagne (reflétée dans les politiques du franc fort qui sont devenues la norme tout au long des années 1990).
Était-ce la fin de l’agenda social-démocrate de Mitterrand ? Non, a déclaré Delors à Mitterrand : pour lutter contre l’austérité au niveau européen, il faut d’abord l’adopter et l’appliquer en France. Les politiques favorables au travail en France, affirmait Delors, seraient toujours vaincues par les marchés financiers de l’anglosphère qui parieraient contre le franc, augmentant ainsi les coûts d’emprunt de l’État français, provoquant la fuite des capitaux vers l’Allemagne et entraînant ainsi la dévaluation à la fois de la monnaie française et de l’État français.
La seule façon de mettre en œuvre leur agenda de 1981, disait Delors à Mitterrand, était de convaincre les marchés financiers que leurs paris contre le franc étaient vains parce que le franc était désormais inextricablement lié au puissant Deutsche Mark. Leur programme pourrait encore triompher, mais seulement au niveau paneuropéen. Un plan de grande envergure qui requérait la « capture » de la Bundesbank (essentiellement l’adoption du Deutsche Mark via une union monétaire) et, d’une manière ou d’une autre, une pression sur les élites allemandes pour leur faire adopter l’agenda des socialistes français au niveau européen.
Convaincu par cette analyse, Mitterrand a usé de son influence en 1985 pour faire pression afin de nommer Delors à la présidence de la Commission européenne. Avec succès. Depuis Bruxelles, Delors a poussé à l’introduction de l’euro, en s’appuyant sur le célèbre Comité Delors.
Contrairement aux vrais fédéralistes qui recherchaient une union politique démocratique complète, Mitterrand et Delors n’ont jamais eu l’intention de mettre fin au processus décisionnel intergouvernemental en Europe. Parce qu’ils pensaient qu’il convenait mieux à leur visée de projeter les priorités et les méthodes du gouvernment français en Europe. Ce qu’ils voulaient, c’était une union monétaire qui donnerait naissance, subrepticement, à une union budgétaire (mais pas politique) que la France dominerait.
Un bouclier appele Schäuble
Il n’est pas surprenant que la Bundesbank ait vu venir le coup. A partir de 1983, la Bundesbank a multiplié les mesures monétaires agressives, pour casser la figure au stratagème de Delors . Parmi les politiciens allemands, Schäuble est celui qui a pleinement assumé le plan de la Bundesbank : repousser l’étreinte de Delors.
Schäuble avait reconnu en Delors un maître tacticien qui envisageait l’Europe à l’image d’une plus grande France qui utiliserait le Deutsche Mark pour financer des politiques sociales-démocrates. Pour contrer Delors, la stratégie de la Bundesbank et de Schäuble a été d’insister pour une union monétaire beaucoup plus petite qui inclurait uniquement les pays ayant un excédent de compte courant et des déficits budgétaires extrêmement faibles. Schäuble comprenait l’importance politique et géostratégique d’inclure la France, mais les Français devraient accepter la perte de souveraineté sur leur budget national – une condition nécessaire pour qu’un pays déficitaire reste viable dans une union monétaire manquant d’union budgétaire.
En septembre 1988, Delors a pris la parole au Congrès des Syndicats britanniques, qui a eu lieu à l’heure la plus sombre pour les membres de la TUC (la Confédération des Syndicats) – le sillage de la troisième victoire deThatcher aux élections nationales. Delors a exposé sa vision d’une « Europe sociale », par opposition au « club des capitalistes », comme il décrivait le Marché commun européen. À en juger par les applaudissements prolongés et enthousiastes qui ont suivi la fin de son discours, Delors avait conquis les représentants des travailleurs britanniques.
Ce jour-là, le Parti travailliste britannique commençait à passer de l’euroscepticisme à l’europhilie. Le même jour, et pour la même raison, la sonnette d’alarme s’est déclenchée dans la tête de Thatcher. Quelques semaines plus tard, elle prononçait son discours historique de Bruges,où elle mettait en garde contre le « super-État » européen qui se profilait– un discours qui annonçait sans doute le Brexit .
Thatcher avait commis la même erreur que Mitterrand, avoir sous-estimé la capacité de Schäuble à écraser le plan Delors. Il était facile de commettre cette erreur. La chute du mur de Berlin a été une aubaine pour les ambitions de Delors. En effet, l’opposition de Thatcher à la réunification allemande a donné à Mitterrand l’arme dont il avait besoin pour forcer Kohl à accepter la grande zone euro, incluant non seulement la France mais aussi d’autres pays déficitaires comme l’ Espagne, le Portugal – et enfin la Grèce.
Battleground Europe
Accepter la création d’une zone euro vaste et hétérogène en échange de l’approbation par la France de la réunification allemande était une bataille que Schäuble et la Bundesbank ont accepté de perdre. Mais Schäuble n’avait pas abandonné le combat.
Mitterrand et Delors, mais aussi Schäuble et la Bundesbank, ont toujours su que l’ absence d’union budgétaire rendait fragile l’union monétaire hétérogène – et qu’en plus l’absence d’un système bancaire commun rendait l’euro encore plus fragile. Tous prédisaient qu’une crise financière sérieuse obligerait la classe politique européenne soit à créer un ministère fédéral des Finances, soit à démanteler la grande zone euro, soit à condamner l’Europe à un déclin permanent. Cependant, ils se sont retrouvés dans une impasse en raison du conflit entre Delors (soutenu par Mitterrand), qui souhaitait ce que Thatcher percevait comme un super État dystopique, et la vision de Schäuble (soutenu par la Bundesbank) d’une zone euro plus petite au sein d’une UE plus grande à plusieurs vitesses. Alors, tout le monde attendait la prochaine grande bataille, que déclencherait la première crise financière grave.
Lorsqu’elle est survenue, deux décennies plus tard, Delors était à la retraite tandis que Schäuble était ministre allemand des Finances, d’où il dominait l’Eurogroupe – le conseil informel des ministres des Finances de la zone euro. À partir du moment où la faillite de Lehman Brothers, en 2008, a déclenché les faillites successives des banques allemandes et françaises, puis la faillite de l’État grec deux ans plus tard, Schäuble savait que « la partie était engagée».
Schäuble prévoyait que les Français, dans le cadre du long relais de trois décennies lancé par Delors, profiteraient de la crise pour faire avancer leur objectif à long terme : une union budgétaire qui commencerait par la mutualisation de la dette. La stratégie de résistance de Schäuble consistait à proposer que les États en faillite soient encouragés et aidés à quitter l’euro. Soudainement, le Grexit est devenu l’alternative à une austérité sévère et à une dévaluation interne excessive.
En tant qu’ordolibéral protestant pratiquant , qui avait choisi d’ignorer la macroéconomie, Schäuble croyait en l’austérité. Lors de la réunification allemande, il avait joué un rôle de premier plan dans l’appauvrissement et la désindustrialisation brutale de l’Allemagne de l’Est pour exactement la même raison que, après 2010, il est devenu le champion de l’austérité dans toute l’ Europe: pour maintenir le modèle économique mercantiliste ouest-allemand d’après-guerre.
Mais même Schäuble a compris que le niveau d’austérité imposé à la Grèce entre 2010 et 2015 était excessivement destructeur. Comment je le sais? Parce que, quand j’étais ministre des Finances de la Grèce, nous avons passé des heures à discuter de ces sujets, et il me l’a répété à plusieurs reprises.
Dans l’un de ces débats, il est même allé jusqu’à confirmer que, selon lui, la zone euro était « mal structurée » et avait besoin de l’union politique à laquelle les Français résistaient. « Je sais », lui ai-je dit pour l’encourager à continuer, « Ils voulaient utiliser votre Deutsche Mark mais sans partager la souveraineté. Il a hoché la tête en signe d’affirmation : « Oui, c’est exact. Et je ne l’accepterai pas », a-t-il poursuivi. « Donc, vous voyez, la seule façon pour moi de faire tenir tout cela ensemble, c’est avec plus de discipline. Celui qui veut l’euro doit accepter la discipline. Et nous aurons une zone euro beaucoup plus forte si cette discipline est renforcée par le Grexit. »
Schäuble ne se faisait aucune illusion. La sortie de la Grèce de la zone euro avait peu à voir avec la Grèce et tout à voir avec la France et la vision de Delors. Il voulait faire savoir aux Français que s’ils voulaient l’euro (qu’il a appelé à deux reprises Deutsche Mark dans nos conversations !), ils devaient être prêts à accueillir la troïka à Paris et à abandonner le rêve de Delors d’une plus grande France sous le couvert de l’Union européenne. Son insistance sur le Grexit était un message pas si subtil adressé à la caste politique française : comme la Grèce, ce n’est qu’en dehors de l’euro que vous pourrez bénéficier d’un répit dans l’austérité.
Trois options
La justification de la position de Schäuble était simple : étant donné la mauvaise architecture de la zone euro, l’Europe après 2008 était confrontée à trois options , qu’il a énumérées comme suit :
- Meilleure option :Une zone euro plus petite et homogène qui n’exigerait qu’une austérité modérée et permettrait des annulations de dettes des pays surendettés en échange de leur sortie de l’euro.
- Mauvaise option :Maintenir la grande zone euro hétérogène d’origine au prix d’une austérité massive et sans annulations de dettes thérapeutiques.
- Option inacceptable :La vision de Delors d’une union budgétaire sans union politique démocratique – ce que Thatcher avait étiqueté « Super État » européen.
L’option préférée de Schäuble était une sortie de la Grèce de l’euro. Ce qui, en quelques jours, aurait amené l’Italie et d’autres pays déficitaires à suivre la Grèce, réalisant ainsi le plan initial de la Bundesbank pour une petite zone euro mercantiliste au sein d’un marché unique européen plus vaste.
Les élites françaises, ainsi que leurs homologues d’Italie, d’Espagne et de Grèce, se sont fermement opposées à cette option, parce qu’ils voulaient que leurs actifs nationaux restent libellés en euros. Pour cacher leurs motivations très peu vertueuses, ils ont prétendu que le moment était venu de mettre en œuvre le plan initial d’union budgétaire de Delors. Mais leur hypocrisie s’est manifestée par le fait que même les socialistes français se sont montrés négatifs quant à l’idée de compléter l’union budgétaire par l’union politique, de peur que la souveraineté nationale française soit mise en péril.
Schäuble s’est senti obligé de fixer les règles du jeu. Le plan Delors était inacceptable, ne serait-ce que parce qu’il était politiquement impossible de le faire adopter par les différents parlements nationaux. Si des pays surendettés voulaient conserver l’euro, c’était à eux (non à l’ Allemagne) d’ imposer une austérité massive et sous-optimale à leurs peuples ( la mauvaise option). À sa grande consternation, ils ont accepté ! Surtout, sa chancelière, Angela Merkel, sous l’influence de Mario Draghi, le Président de la Banque centrale européenne à l’époque, s’est rangée à leur côté et a même traité son ministre des Finances avec un mépris évident.
C’est un Schäuble brisé qui a accepté le choix de Merkel, même s’il savait pertinemment que compter sur tant d’ austérité et de création de monnaie était sous-optimal et préjudiciable, non seulement aux pays déficitaires, mais aussi à l’UE dans son ensemble. Presque immédiatement, il a signalé qu’il était prêt à quitter le ministère des Finances et à se retirer partiellement de la politique active. Merkel lui a refusé, et ce n’était pas la première fois, l’honneur de la présidence de la République fédérale et lui a offert à la place la distinction dévalorisante de la présidence du Parlement fédéral.
Aujourd’hui, les visions de Delors et de Schäuble sont en ruines, comme dans une tragédie grecque. La façon dont la crise de l’euro a été gérée a réduit à néant la vision de Delors d’une Europe à l’image d’une plus grande France social-démocrate et a ruiné la tentative de Schäuble de protéger le modèle de l’après-guerre au cœur d’ une Allemagne budgétairement souveraine qui continue à se perdre dans une Europe mercantiliste
Lorsque l’euro était encore à l’étude, ni Delors ni Schäuble n’auraient pu imaginer, ni cautionner, la réponse stupide de l’Europe à l’inévitable crise de l’euro. La combinaison de l’austérité massive et de l’impression monétaire débridée qui a permis de maintenir la zone euro dans sa forme originale, que tant Delors que Schäuble condamnaient à juste titre comme non viable, est la raison pour laquelle l’Europe est maintenant politiquement fragmentée et en déclin séculaire. L’histoire, une fois de plus, s’est révélée cruelle pour des Européens remarquables qui ont refusé de voir que les intérêts de l’Europe sont en opposition directe avec les intérêts de ses classes dirigeantes.
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