Sommes-nous en train de vivre une nouvelle « époque de Weimar » ? Leçons du passé et résolutions constructives pour notre futur
La tristement célèbre « Marche de l’Indépendance », qui a eu lieu à Varsovie la semaine dernière, a posé à nouveaux frais la question de savoir si nous sommes en train de vivre une réédition des années 1930. Alors que cette analogie historique est de plus en plus utilisée par des commentateurs, des chercheurs et des politiciens, sa signification reste ambigüe. D’aucuns ont soutenu que les progressistes devraient l’abandonner complètement, puisqu’elle risque de favoriser une interprétation conservatrice de la crise économique et politique actuelle, qui consisterait à identifier la menace posée aux sociétés démocratiques dans le demos lui-même.
Cela dit, le problème consiste moins dans l’analogie en elle-même que dans la manière dont cette dernière est formulée. Bien qu’elle puisse être utilisée pour soutenir des politiques technocratiques, elle peut également servir à des fins progressistes. Les propositions de DiEM25, telles que notre ambitieux « New Deal européen », sont précisément la preuve vivante du fait que les leçons de notre sombre passé peuvent être apprises et transformées en des résolutions constructives pour notre futur. Il est donc temps de se préparer à traduire de telles résolutions en des actions concrètes, à partir des prochaines élections du Parlement Européen.
Comme relayés par les organes d’information du monde entier, des dizaines de milliers de nationalistes d’extrême droite et de néo-fascistes ont rempli les rues de Varsovie, à l’occasion de la Fête de l’indépendance polonaise. Les manifestants ont arboré des vieux symboles fascistes et ont entonné des slogans tels que « Nous voulons Dieu », « Europe blanche de nations sœurs », « Chassez la juiverie du pouvoir ». Une telle marche est un signe évident que l’Europe doit faire face à une grave menace, posée par la montée de mouvements d’extrême droite, qui a été jusque-là minimisée, voire carrément ignorée, aussi bien par l’aile libérale que par celle conservatrice de l’establishment.
De plus, la montée du néofascisme et de l’extrémisme de droite ne peut pas être exclusivement mise sur le compte de l’immaturité des démocraties de l’Europe orientale, étant donné que celles de l’Europe occidentale se sont avérées ne pas être non plus à l’abri d’une telle menace. Comme cette avancée est clairement liée aussi bien à la « Grande récession » dans laquelle l’économie mondiale a sombré depuis 2007, qu’à la crise qui est en train de mettre à mal les fondements mêmes des démocraties libérales modernes, nous en sommes à nous demander si « nous sommes en train de revivre les années 1930 ». Cependant, dans quelle mesure cette analogie historique est-elle pertinente ?
DiEM25 est né précisément sur la base du présupposé que l’émiettement progressif de l’Union Européenne nous fait craindre un retour aux années 1930. Une telle analyse est maintenant devenue un lieu commun, au fur et à mesure que des commentateurs, des chercheurs et des politiciens de tous les bords politiques ont commencé à s’en emparer. D’aucuns ont observé, par exemple, que l’élection de Donald Trump aurait entraîné les États-Unis dans une nouvelle « époque de Weimar ». Néanmoins, comme l’observent Daniel Bessner et Udi Greenberg dans le Jacobin Magazine, tout regard porté sur le moment historique présent « au prisme de la république de Weimar s’accompagne, alors, d’un grand danger », puisqu’il se prête à des interprétations élitistes et technocratiques, fondées sur le présupposé que « la survie de la démocratie dépend de la restriction du pouvoir du peuple et de la constitution d’une élite bureaucratique et non élue, à l’abri du contrôle public ».
Un tel présupposé est énoncé avec la plus grande clarté dans l’essai d’Andrew Sullivan sur les raisons pour lesquelles l’Amérique est « mûre pour la tyrannie ». Dans cet essai, Donald Trump est présenté comme étant un démagogue quasiment fasciste, dont le succès serait imputable aussi bien à la destruction des « larges, lourdes barrières entre la volonté du peuple et l’exercice du pouvoir » qui avaient été bâties par les pères fondateurs, qu’à la frustration infligée aux américains blancs « de classe ouvrière » par les revendications excessives des « minorités ». Par conséquent, au lieu de mettre au jour les dangers posés par l’émergence de mouvements néo-fascistes et d’extrême droite, cette interprétation conservatrice de l’analogie entre la crise actuelle et celle des années 1930 finit par faire l’amalgame entre de tels mouvements et toute autre expression de mécontentement vis-à-vis du status quo. Un tel récit, cependant, est à la fois analytiquement fallacieux et politiquement trompeur, et cela pour quatre raisons principales.
Premièrement, du point de vue historique, le régime nazi ne peut pas être vu comme le résultat d’un « excès de démocratie », car Adolphe Hitler n’obtint jamais la majorité absolue dans les urnes et son ascension fut possible seulement grâce au soutien d’élites conservatrices, qui étaient prêtes à s’en servir comme d’une mesure extrême contre le « péril rouge ». On pourrait affirmer la même chose au sujet de l’ascension de Benito Mussolini en Italie : la marche sur Rome, qui persuada le roi Victor Emanuel III de le nommer premier ministre, ne fut rien d’autre que l’aboutissement d’une mobilisation des « chemises noires » fascistes contre les partis de gauche, les syndicats et les conseils ouvriers. De plus, son premier cabinet ministériel incluait « des nationalistes, deux ministres fascistes, des libéraux, et même…deux ministres catholiques, issus du Parti populaire ».
Deuxièmement, un tel récit emphatise de manière excessive le support populaire dont jouissent les mouvements néo-fascistes et d’extrême droite. Le problème que posent de tels mouvements consiste moins dans leur force électorale et militante que dans le fait que leurs idées « sont en train de s’insinuer dans le mainstream », en droitisant ainsi tout le spectre politique. Troisièmement, comme l’observent ultérieurement Bessner et Greenberg, la pensée qui est à la base de cette interprétation de l’émergence du néofascisme risque d’exacerber, plutôt que de mitiger, la menace qu’elle est censée enrayer : « bien que la xénophobie et le racisme restent essentiels pour comprendre le charme du populisme, le sentiment que les gens ordinaires n’aient plus aucun contrôle sur leur propre gouvernement et que trop de pouvoir ait été concentré entre les mains d’élites irresponsables est également un élément moteur de la colère populaire ».
Quatrièmement, un tel usage de l’analogie avec les années 1930 se focalise exclusivement sur les aspects pathologiques et conjoncturels du fascisme, alors qu’il néglige les caractères « structurellement » fascistes, voire nazis, de nos propres sociétés démocratiques. Comme le remarque Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem, il existe des raisons tout à fait plausibles pour lesquelles il faudrait craindre « une répétition des crimes commis par les nazis », dont la plus importante est précisément le fait que nos sociétés produisent sans cesse des êtres humains « superflus ». Pour ne citer que deux exemples, d’une part, le progrès technologique menace d’exacerber ce que Karl Marx estimait être le coût humain de la production économique « sous la domination de la propriété privée » : « la production de trop de choses utiles produit trop de personnes inutiles » ; d’autre part, les facteurs complexes qui sont en train de causer ce qu’on appelle « la crise des réfugiés », mais qui est en réalité une marque structurelle de l’état du monde présent, contribue également à transformer des êtres humains en « choses superflues », qui doivent être distribuées de manière « soutenable ».
Faudrait-il en conclure, par conséquent, que toute analogie entre la situation actuelle et la crise des années 1930 est condamnée à être trompeuse ? D’après Bessner et Greenberg, les forces progressistes devraient abandonner toute référence à la république de Weimar et aux années 1930. À leur avis, il s’agit, là, d’une condition nécessaire pour rejeter « la politique technocratique et la collaboration étroite entre le gouvernement et les élites économiques », tout en construisant « des coalitions viables », qui s’engagent à adopter « des politiques distributionnistes » et à satisfaire « les besoins du plus grand nombre ». Ce faisant, néanmoins, ils négligent les deux leçons principales que de telles analogies peuvent nous apprendre.
Premièrement, il serait dangereusement illusoire de s’attendre à ce que l’effondrement de l’Union européenne donne l’essor à une alternative radicale et progressiste au néolibéralisme. Bien au contraire, cela ne ferait qu’exacerber les caractères structurellement fascistes de notre ordre démocratique imparfait. C’est pour de telles raisons qu’il est prioritaire de sauver l’Union européenne d’elle-même : « Non pas par amour du capitalisme européen, de la zone euro, de Bruxelles, ou de la Banque centrale européenne, mais tout simplement parce que nous voulons minimiser le coût humain non nécessaire de cette crise ».
Deuxièmement, la situation actuelle nécessite des solutions qui doivent être à la fois courageuses et pragmatiques, comme, par exemple, les propositions de DiEM25 pour un « New Deal européen », qui allient les leçons du New Deal de Roosevelt à la nécessité d’affronter des questions aussi brûlantes que celle de la transition écologique et à une ambitieuse vision « post-capitaliste » pour notre futur. De surcroît, de telles propositions sont étroitement liées à l’effort politique d’identifier un « troisième espace »,par-delà l’establishment (qu’il soit libéral ou conservateur) et les forces nationales-populistes, qui visent à récupérer un passé qui n’a jamais vraiment existé, de manière à promouvoir le contrôle et la participation démocratiques dans l’Europe entière.
Pour toutes ces raisons, l’on peut affirmer que le problème ne réside pas dans l’analogie en tant que telle, mais dans la manière dont cette dernière est interprétée : bien qu’elle puisse être utilisée pour soutenir des politiques technocratiques, elle peut également servir à des fins progressistes. DiEM25 est précisément la preuve vivante du fait que les leçons de notre sombre passé peuvent être apprises et transformées en des résolutions constructives pour notre futur. Il est donc temps de se préparer à traduire de telles résolutions en des actions concrètes, à partir des prochaines élections du Parlement européen.
Nicola Bertoldi
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