Vers une réforme agraire internationale : quel rôle l’Europe pourrait-elle jouer ?

L’UE devrait promouvoir une agriculture plus durable et à petite échelle.

Un puissant groupe d’institutions financières internationales (IFI), comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, jouent souvent un rôle prépondérant dans l’établissement des politiques agricoles de l’UE. Une fois encore, ces institutions semblent avoir déterminé l’ordre du jour des récentes négociations tenues en coulisses au sujet d’une nouvelle politique agricole commune.

Cela a provoqué l’indignation d’associations et d’ONG aussi reconnues que Greenpeace, qui ont aussi accusé l’UE de « greenwashing » malgré les efforts de l’UE pour mettre en phase son plan agricole avec le « Green Deal » (terme détourné qu’Ursula Von Der Leyen a plagié auprès de nos alliés, de nos collègues partisans et des initiateurs pleins d’espoir du Green New Deal). D’autres critiques sont portées par ceux qui continuent à défendre l’agriculture familiale en Europe. Les protestations ont été ignorées une fois de plus lors du vote parlementaire européen de cette semaine contre les propositions de réforme, les ministres ayant décidé, « comme d’habitude », de privilégier l’agro-industrie avec un budget de près de 400 milliards d’euros.

Notamment pour ceux qui s’intéressent à la politique étrangère, aucune des deux parties aux négociations n’a mentionné l’impact commercial et environnemental de ces politiques sur les pays du Sud. Ce modèle n’est pas nouveau. Les analyses économiques de ceux qui conçoivent les politiques agricoles communes de l’UE ne tiennent presque jamais compte des coûts sociétaux et écologiques à long terme des options industrielles étroites qu’elles imposent aux pays du Sud. Pourtant, ces coûts sont extrêmement élevés et peut-être même incalculables. Par exemple, la manière dont l’agriculture industrielle mécanisée affecte l’équilibre de la biodiversité, y compris le sol et l’eau, tout en rendant impossible la production d’aliments nutritifs et de qualité à long terme. Selon les experts en maladies infectieuses, l’agriculture industrielle mécanisée, pivot de la domination de l’UE sur le marché agricole mondial, augmente considérablement la probabilité de futures pandémies (principalement bactériologiques plutôt que virales), alors que notre horizon est déjà largement confiné.

Mais cela n’entraîne pas même le moindre message d’alerte sur l’écran radar des prévisionnistes : aucun de ces coûts n’entre dans les calculs des institutions financières internationales. N’y figurent pas davantage les conséquences brutales de la marginalisation des petits agriculteurs par les agro-entreprises : une spirale de dépossession des terres, de pauvreté, de malnutrition, de dette, de migrations de masse et même de suicides. Cette réalité sordide n’est pas exclusive aux agriculteurs du Sud financièrement étouffés, cela décrit aussi des régions de l’Est de l’Europe en particulier.

Les agriculteurs d’Europe de l’Est exportent leurs meilleurs produits vers l’Ouest, alors que le marché local concurrentiel est submergé par des produits occidentaux de plus en plus mauvais mais coûteux, dans l’ombre des investisseurs. Les Balkans, y compris la Bulgarie, membre de l’UE, reçoivent des pesticides interdits dans l’UE occidentale en raison de leur toxicité envers les enfants et la faune. Par exemple, les apiculteurs bulgares rapportent que leurs abeilles, pollinisateurs cruciaux, figurent parmi les victimes des poisons qui sévissent dans leur pays bien qu’ils soient interdits. Imaginez donc simplement ce que l’Europe exporte vers l’Asie, les Amériques et l’Afrique.

Dans la bureaucratie européenne, ces coûts sont considérés comme des « externalités du marché », conséquences acceptables d’une « défaillance du marché ». Dit sans jargon : c’est ainsi que les marchés dérégulés mettent en péril l’humanité et la nature, en laissant les intérêts privés entraver la production efficace, l’utilisation et la distribution équitables des biens publics.

Faire sauter le carcan de la PAC.

Malgré le fait que même un enfant peut comprendre combien l’alimentation et l’agriculture sont des activités essentielles à notre survie, les petits agriculteurs et les ouvriers agricoles représentent 70 % du milliard de personnes les plus pauvres du monde. Dans les pays en développement, l’agriculture emploie en moyenne 60 % (entre 20 et 90 % selon les pays) de la population. En revanche, dans l’UE, l’agriculture emploie moins de 5 % des citoyens et ne génère que 1,6 % du produit intérieur brut (PIB).

L’UE devrait promouvoir une agriculture à petite échelle plus durable afin de générer des rendements plus élevés à long terme, ce qui conduirait à une croissance plus équitable. Au lieu de cela, elle consacre près de la moitié de son budget aux subventions par l’intermédiaire de la politique agricole commune (PAC).

La PAC permet aux producteurs de maintenir des prix artificiellement bas, souvent inférieurs au coût de production, ce qui empêche les petits producteurs des pays pauvres de soutenir la concurrence sur les marchés mondiaux – c’est d’ailleurs aussi le cas pour les petits agriculteurs européens sur leurs propres marchés. Souvent, les principaux bénéficiaires des subventions ne sont pas les petits agriculteurs européens, mais les plus grands propriétaires fonciers, les oligarchies rurales. Les subventions stimulent la surproduction dans l’UE et le dumping mondial des excédents alimentaires bon marché de l’UE, bloquant économiquement la plupart des exploitations familiales du monde.

Cette politique engendre aussi des migrations. Chaque année, environ 50 millions de personnes quittent les zones rurales pour trouver d’autres moyens de subsistance. En conséquence, des connaissances précieuses sur l’agriculture traditionnelle, adaptée à son environnement, se perdent. La sécurité alimentaire s’en trouve donc menacée, tandis que les migrants ruraux gonflent les bidonvilles et les banlieues urbaines de la planète.

Il est temps d’en finir avec cette PAC.

Néolibéralisme : Protectionniste, mais seulement quand cela les arrange.

Pendant des décennies, l’Europe et d’autres régions riches ont insisté sur la « réciprocité » dans les relations commerciales avec les pays moins industrialisés, vantant les mérites du « libre-échange » pour obliger ces pays à ouvrir leurs marchés, parallèlement aux régimes d’ajustement structurel appliqués par les institutions financières internationales (IFI).

D’une part, ce qu’on appelle la « réciprocité » dans les accords commerciaux entre pays aux niveaux de développement économique considérablement asymétriques profite principalement aux pays riches dont les secteurs manufacturiers et de services sont très développés, tout en privant les pays les plus pauvres de l’espace et de la flexibilité nécessaires pour développer leurs propres industries.

D’autre part, la « réciprocité » ou le bilatéralisme ne sont pas appliqués dans des domaines comme l’agriculture, où les pays du Sud ont effectivement un avantage et tireraient beaucoup de profit de l’exportation. Dans ces domaines, l’Europe maintient une politique commerciale hautement protectionniste, illustrée par la PAC et une batterie de barrières tarifaires et commerciales. Un certain nombre d’institutions financières et commerciales, allant de l’OMC aux « accords de libre-échange » bilatéraux et régionaux, en passant par ce que l’on appelle, dans le jargon, les régimes de « conditionnalité » et d’« ajustement structurel », jouent un rôle crucial dans ces schémas destructeurs.

Revitaliser la campagne.

L’Europe doit cesser les subventions à l’agro-industrie, aux fermes industrielles et aux riches propriétaires fonciers. Ces fonds doivent être destinés à la réhabilitation rurale, en faveur des petits agriculteurs et de l’agriculture durable, pour la conservation de la nature, l’agroforesterie et le « rewilding » [« reverdissement » des zones trop intensives]. L’Europe devrait promouvoir la réforme agraire dans tous les domaines au lieu de générer une concurrence déloyale avec les agriculteurs du Sud, ces régions que les architectes de la guerre froide avaient nommées « le tiers-monde ».

La myopie et l’eurocentrisme ont engendré une politique dans laquelle de nombreux pesticides interdits en Europe, comme le Paraquat (gramoxone), herbicide de conception suisse, qui provoque la maladie de Parkinson par une exposition à long terme, continuent d’être légalement produits dans l’UE pour être expédiés en Amérique du Sud, où ils provoquent des maladies et des malformations congénitales. Une interdiction plus complète et transnationale de la commercialisation d’agrotoxines interdites localement pourrait encourager la revitalisation de traditions agricoles plus locales pour le développement de pesticides naturels, tels que l’extrait d’eucalyptus ou l’élevage de certaines espèces sauvages qui s’attaquent aux nuisibles.

Les pandémies ne commencent pas seulement dans les marchés exotiques et surréalistes de Wuhan ou Kinshasa : la probabilité d’une mutation bactériologique à l’intérieur des usines européennes de viande, pourrait déclencher de futures flambées de maladies, à moins que nous agissions rapidement. Les usines européennes mécanisées de viande et d’œufs, intensives, surpeuplées et qui engendrent de la souffrance animale sont des créations emblématiques de la surproduction, et des politiques qui bloquent le commerce avec les petits agriculteurs en dehors de l’Europe et provoquent leur ruine.

Le pilier de DiEM25 sur les relations extérieures propose une politique de réforme agraire internationale comme une question de justice sociale et économique.

En outre, connaissant les avantages « verts » de l’agriculture paysanne, nous ne pouvons pas envisager sérieusement un New Deal vert sans une solidarité mondiale et une réforme agraire internationale. Le New Deal Vert pour l’Europe (GNDE) devrait concerner le monde entier, et pas seulement l’Europe et l’Amérique du Nord. Plutôt que de peindre en vert des politiques cruelles, nous pouvons mettre en place une transition juste, s’appuyant sur un travail digne et des savoirs ancestraux dans les domaines de la santé, la nutrition et la nature, et dans laquelle les migrants ne quitteraient les zones rurales que par choix, et non plus poussés par le désespoir ou l’absolue nécessité.

Cet article a été produit collectivement par le pilier Paix et politique internationale, et la contribution de Arturo Desimone.

Photo Source: Giuseppe Russo de Pexels.

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