Je suis une femme avant d’être une femme active, je suis une femme avant d’être une intellectuelle. J’étais une femme avant même que mon corps ne se développe en un corps de femme, et je serai toujours une femme lorsque ce corps de femme aura vieilli.
Une femme, élevée par des femmes, descendante d’un arbre généalogique que les guerres et la pauvreté ont privé de pères, sœur, amie, compagne, je me suis toujours pensée essentiellement femme. J’ai reçu de mes ancêtres féminines la conscience que les femmes apportent en dot le respect sacré de la terre et de ses habitants, l’art de soigner l’une et les autres, et, sans contradiction, un agressif instinct salvateur et la capacité de vivre indépendamment des lois établies par les hommes.
Ancrée à ce noyau de force primitive, joyeusement consciente de sa puissance, je suis entrée très jeune dans la cité.
Instinctivement, il a toujours été clair pour moi que dans les murs de la cité, le logos, les codes, les valeurs dominantes étaient intrinsèquement masculins, mais je ne m’en suis jamais trop souciée, je trouvais la ville belle, je trouvais mes compagnons beaux, j’étais et je suis heureuse d’ y vivre avec eux.
J’ai cependant un regret en regardant en arrière : celui de m’être camouflée pendant des années.
Comme toutes mes sœurs, j’ai toujours été instinctivement consciente du fait que les hommes, les maîtres de la cité, n’auraient pas toléré de voir imposé dans leurs rues, sur leurs places, dans leurs mots, dans leurs discours, le féminin que je portais avec moi.
Par féminin, je veux dire cette conscience et cette acceptation du fait que la vie est matière, que la vie a son pouvoir obscur et que le logos ne la domine pas. J’ai acquis cette conscience comme une évidence en donnant naissance à mes enfants, en accompagnant mes défunts, en prenant soin de mes animaux et de mes plantes. Et je me permets de la qualifier, sans trop d’originalité, de « féminine », en opposition symbolique à la culture masculine.
La culture masculine, en particulier la culture masculine européenne qui a créé la cité, s’est en fait développée avec l’intention plus ou moins manifeste non pas d’accepter, mais de contester la finitude, l’ignorance et l’impuissance de la condition humaine. La cité sert cet objectif : permettre à un groupe d’hommes de définir leur domination sur la nature (de la terre), leur domination sur la connaissance, leur domination du pouvoir. Enfermés à l’intérieur des murs de leurs villes, les hommes ne voient pas ce que leurs villes ne dominent pas; enfermés à l’intérieur des murs de leurs villes, les hommes peuvent ignorer les limites de leur nature humaine, limites qu’ils projettent carrément sur les femelles de leur espèce, vilipendées, offensées, ridiculisées, réduites au silence, violées, ségréguées, parfois interdites.
Comme toute femme consciente de la rareté du privilège d’accéder, plus ou moins pleinement, à la cité, j’ai eu honte, qui sait peur, d’apporter dans l’enceinte des murs la force de ma féminité.
Je suis maintenant consciente du dommage causé et combien il est important d’ y remédier.
En fait, la cité a besoin du féminin, au moins autant que le féminin a besoin de la cité. Et cela pour deux raisons : premièrement, dans la force de l’instinctivité féminine, il y a une source incontournable de liberté individuelle et collective ; deuxièmement, la force de l’instinctivité féminine, même si elle est mûrie au-delà des murs de la cité, porte en elle-même les prémisses de la solidité du gouvernement du bien commun.
Les femmes qui vivent selon leur nature la plus instinctive savent reconnaître et accepter les limites intrinsèques aussi bien de leur propre existence que de celle d’autrui, aussi bien de leur propre savoir que de celui d’autrui, aussi bien de leur propre pouvoir que de celui d’autrui, aussi bien de leur propre parole que de celle d’autrui. Elles vivent avec moins d’hybris que ne le font les hommes, mais elles savent surtout refuser toute imposition autoritaire de limites à ce que l’on peut faire et à ce que l’on ne peut pas faire, à ce que l’on peut dire et à ce que l’on ne peut pas dire, à ce que l’on peut penser et à ce que l’on ne peut pas penser, à ce qui est possible et à ce qui est impossible. C’est avec beaucoup d’admiration et d’amusement que je vois, par exemple, l’ancien rituel de l’anasyrma se perpétuer dans les actions de nos amies Femen. Dans de tels contextes, la nudité sauvage du féminin déferle sur le « business-as-usual » des institutions, imposant sans aucune révérence l’inattendu et, avec l’inattendu, une radicale affirmation de la liberté d’être et d’exprimer ce que l’on est.
Les femmes qui vivent selon leur nature la plus instinctive connaissent, du reste, la valeur du soin envers soi-même, les autres, la terre ; elles connaissent la valeur de la proximité des corps qui permet aux individus de se protéger, de se soutenir les uns les autres, en occupant, sans clôture ni exclusion, un même territoire, et donc de se définir en tant que communauté. Nous devons à l’écoféminisme, qui se fait de plus en plus fort et transnational, une explicitation du lien entre domination de la nature et exploitation des femmes. Et nous devons à l’écoféminisme la création d’expériences différentes de gouvernement, guidées par la logique de l’entretien des biens communs, plutôt que par celle de la gestion d’une propriété (qu’elle soit privée ou publique).
Le féminisme de ces dernières années accompagne par conséquent la revendication légitime du droit à la citoyenneté pleine et entière des femmes dans la cité avec une revendication plus symbolique, mais non moins profonde, du droit à la citoyenneté du féminin en politique. Quand cette valeur sera portée fièrement et sans pudeur par les femmes, sans culpabilité, dans la cité, quand les hommes apprendront à ne pas la craindre et à lui faire de la place, nos villes auront peut-être des murs plus poreux, mais des fondations plus solides, elles seront moins dépendantes de l’artificialité des institutions, et plus résilientes en temps de crise : capables d’affronter avec sagesse et patience les temps difficiles de la transition, sans le risque paralysant de les confondre, banalement, avec la fin.
Linguiste
Membre du Collectif de Coordination de DiEM25
Image : Wilfred Hildonen (Groupe de Communication de DiEM25)
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