Sans euro-obligations, la politique revancharde est de retour

Les euro-obligations et la solidarité sont les maîtres mots des trois dernières semaines.  Les pays méditerranéens ont été particulièrement bruyants sur la nécessité pour la zone euro de s’unir pour lutter efficacement contre la crise du COVID-19. Mais la zone euro est plus divisée que jamais. Quelques pays, derrière les Pays-Bas et l’Allemagne, refusent la mutualisation de la dette (par exemple, les euro-obligations). Non seulement l’économie est en jeu, mais la stabilité politique de l’UE aussi.Malheureusement les sentiments de fierté nationale prennent le dessus dans cette confrontation interne à l’Europe. Mais s’agit-il d’un combat entre les pays, ou d’une lutte des classes, d’un « genre corporatiste« ? La réponse n’est rien d’autre qu’un voyage rapide et à l’épreuve des quarantaines vers l’Europe du XIXe siècle.

L’idée revancharde, portée par un sentiment de vengeance qui s’est répandu dans l’opinion publique, a été l’un des principaux outils politiques utilisés dans le vieux continent.

Dans les années 1800, la solution utilisée pour racheter la perte de territoire ou d’influence a été l’inhumaine « ruée vers l’Afrique ». Les Français, humiliés par les guerres post-révolutionnaire et franco-prussienne, reçu l’Algérie et la Tunisie en « cadeau » afin d’apaiser leurs dirigeants politiques. Les Italiens n’étaient pas satisfaits de l’accord sur la Tunisie, et ont reçu une réaction favorable des Anglais à leurs guerres de conquête en Abyssinie. La colonisation allemande de la Namibie et de la Tanzanie a été autorisée en échange du soutien de Bismarck aux Britanniques en Egypte. Quand il n’y avait plus de morceaux d’Afrique à négocier, la Grande Guerre éclata.
Il s’agit d’un résumé plutôt simpliste, mais assez réel pour que je souligne qu’entre 1871 et 1914 (43 ans), l’Europe a vécu une longue période de paix, une forte activité diplomatique et une croissance économique soutenue (déduite du PIB), semblable à celle que nous avons connue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En regardant l’histoire du PIB par habitant en Angleterre, nous voyons que les deux périodes (1871-1914 et 1945-2009) se sont conclues par une chute brutale. Nous pouvons conclure que l’Europe du XIXe siècle ressemblait superficiellement à l’époque où nous sommes nés, tant économiquement que politiquement.
En politique, il y avait des technocrates électoraux qui manipulaient l’opinion publique avec le soutien d’entreprises commerciales et industrielles intéressées par l’acquisition de nouveaux marchés et de nouvelles commodités en Afrique. Dans le même temps, l’expansion coloniale a également été rendue possible grâce à des banquiers prêts à tirer profit de la croissance de la dette publique. C’est arrivé de la même façon en Allemagne, en Italie, en France, en Grande-Bretagne ou au Portugal.
Aujourd’hui, comme à la fin du 19ème siècle, les politiciens sont plus semblables aux travailleurs d’une usine de clous qu’à des philosophes, pour le dire dans les termes de Smith. Parfois, il semble que le commerce des politiciens consiste à vendre le pouvoir qu’ils recueillent auprès des électeurs au plus offrant. Ils font des concessions aux électeurs afin d’obtenir leur soutien, pour ensuite satisfaire les grandes entreprises avec des accords favorables tels que des monopoles de marché ou la baisse des salaires de la main-d’œuvre. La plupart du temps, les politiciens offrent un compromis aux électeurs ou influencent simplement l’opinion publique par l’intermédiaire des médias.
Lorsque le ministre allemand des Finances fait passer en force des accords sans logique économique à l’Eurogroupe, ou que le camp Français acquiesce contre ses propres intérêts, c’est parce que leurs gouvernements doivent recueillir le soutien des 1% les plus riches pour acheter le vote des 99% non-propriétaires de la population. D’une part, le fait que l’Allemagne de Merkel accepte les euro-obligations pourrait mettre fin au fragile gouvernement de coalition de la CDU, et probablement mener vers une défaite aux prochaines élections, l’extrême droite se tenant prête à prendre les commandes. D’autre part, l’utilisation imprudente du fonds de sauvetage du Mécanisme européen de stabilité qui a pour but de faire de l’Europe du Sud un protectorat de l’« UE riche » (comme en Grèce ou au Portugal en 2011) va déchirer la cohésion dans l’UE.
Le fait est que cette politique punitive est parfaitement inutile. Les Néerlandais, les Allemands, les Autrichiens et les Finlandais ne sont pas des monstres sans cœur parce que leurs gouvernements rejettent une option économiquement, moralement juste et efficace (par exemple, les euro-obligations). Les Méditerrannéens ne devraient pas non plus être considérés comme des défenseurs de la foi en raison de leurs protestations chevaleresques pour la solidarité et la justice.
L’impasse actuelle et l’incapacité de répondre à la crise du COVID-19 et de préparer la reconstruction de l’économie européenne ne sont pas dues à des divergences philosophiques entre politiciens, mais plutôt au manque de transparence de la politique européenne et à son irresponsabilité.
L’économie — les riches spéculateurs et les monopoles — prennent toujours le dessus en Europe. Ils agissent par le biais des réunions informelles de personnes sans mandat tel que l’Eurogroupe (comme cela a été rapporté par Euroleaks) grâce aux processus démocratiques opaques de la Commission européenne. La Commission est le pouvoir exécutif de l’UE qui tient, entre autres rôles importants, celui de proposer une législation.
Ce « gouvernement européen » dépend indirectement du suffrage direct, mais le processus électoral trop compliqué laisse sa composition à des négociations à huis-clos entre les chefs de gouvernements nationaux (Conseil européen). Prenons l’exemple de l’actuelle présidente, Ursula von der Leyen, qui a été approuvée par le Parlement européen sans jamais être candidate. En outre, malgré l’enregistrement volontaire des lobbyistes à la Commission européenne, le Conseil européen manque de transparence à ce niveau.

Alors que ce manque de transparence et de responsabilité laisse les voeux du peuple européen sans réponse, les tensions entre les États membres sont utilisées par les mouvements d’extrême droite pour projeter leur pouvoir.

Le nationalisme prospère en donnant des solutions simples aux problèmes complexes affectant les communautés de première ligne, comme le montre clairement un essai récent sur le fascisme. Dans toute l’Europe, les masses populaires sont exposées au risque de pauvreté en raison de la promiscuité entre la sphère politique et l’économie de marché qui a servi de base aux sociétés occidentales pendant de nombreuses années.
Dans l’UE, le marché commun et la monnaie commune coexistent avec la dette propre à chaque pays, sans salaire minimum européen, ni politique fiscale commune. Cela réduit le pouvoir des parlements nationaux de taxer et de gouverner, et laisse un vide de légitimité européenne que les grandes entreprises peuvent exploiter, avec de graves implications pour les masses. La bourse portugaise offre un exemple caricatural de ce vide: parmi les 20 entreprises les plus côtées, des holdings basées aux Pays-Bas, pays connu pour les avantages fiscaux qu’il offre aux entreprises. Cela résulte de l’absence d’une politique fiscale commune dans l’UE, et de l’inefficacité du mécanisme de lobbying le plus essentiel, le vote (comme expliqué plus haut).
En somme, la division en Europe n’est pas seulement entre les Italiens et les Néerlandais, ou les Grecs et les Allemands, mais entre les puissances incontrôlées du grand capital et le peuple opprimé et sans voix des États membres. L’UE ne sera pas sauvée par des discussions au sein de l’Eurogroupe ou même au niveau du Conseil européen. Celles-ci sont temporaires, souvent fragiles et souvent condamnées à l’échec (comme en 1914). La fierté nationale et le jingoïsme ne règlent pas les problèmes structurels du système, et créent un environnement qui ne permet qu’aux divisions insensées de prospérer.

La seule façon de mettre fin à la crise européenne qui dure depuis 2008 est d’assurer une plus grande transparence au sein de l’Union.

Cela permettra une redistribution des richesses et un rééquilibrage de la société européenne dans le cadre d’un système véritablement démocratique. Pour survivre à la crise du COVID-19 et poser les bases d’une véritable Fédération européenne, le marché commun ne suffit pas.
Dans l’UE, les capitaux se déplacent librement et le marché du travail n’a pas de frontières. La dette doit donc être commune à tous les États membres. Si la BCE émet immédiatement des euro-obligations (étape 1 du plan anti-dépression de DiEM25) tous les pays auront les mêmes outils pour contrer les conséquences de la récession économique à venir. Si au lieu de demander aux États membres de renflouer leurs banques, la commission injectait également de l’argent dans les poches des peuples (étape 2), l’économie réelle serait protégée et la pauvreté ne se propagerait pas. Enfin, l’Europe doit se préparer à l’avenir (étape 3), non pas avec un plan Marshall basé sur les énergies fossiles et la spéculation, mais avec un programme innovant d’investissement vert.
Alors que le sujet de la mutualisation de la dette divise toujours les gouvernements nationaux, l’idée a pris de l’ampleur avec l’approbation par le Parlement européen d’une motion commune portant un avis formel pour la création d’euro-obligations. Bien qu’il s’agisse d’une proposition non contraignante avec un partage limité des risques, elle souligne le rôle important d’une institution élue pour influencer la mise en place de mesures progressives et « fédéralisantes ».
Soit nous embrassons pleinement le projet européen, soit nos gouvernements épuisés et vidés adopteront le nationalisme. L’histoire présente de nombreux témoignages des conséquences désastreuses du nationalisme et de la fragmentation européenne.

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